Aléatoirement dangereux

NARRATEUR: Deux voisines, une radio.

RADIO: La police a identifié le suspect recherché pour le meurtre du bijoutier Jim Leperche. Il s’agirait de Tom Deroute, fils de Ron Deroute et de Gervaise Deroute, domiciliés dans le quartier des Tilleuls bleus. La police demande aux citoyens de contacter le 911 s’ils aperçoivent Tim Deroute. On recommande expressément, toutefois, de ne pas approcher l’individu, considéré comme aléatoirement dangereux.

GERVAISE DEROUTE: Ma chère, s’il y a une tradition dans notre famille à laquelle je tiens, c’est bien celle-là. Chaque année, nous marquons le solstice d’été par une grande réunion de famille, sur la terre de mes parents. Il y a des jeux tout l’après-midi, et en soirée, nous allumons un immense feu de joie. Puis c’est la musique. Nous dansons toute la nuit.

GABRIELLE BELLEBUTTE: Ça me semble bien extraordinaire. Jamais entendu parlé d’une tradition comme celle-là. Surtout ici, dans notre pays, dans notre province, dans notre région. Et vous dansez vraiment toute la nuit?

GERVAISE: Ça dépend de chacun. Les plus vieux tombent assez vite. Mais les plus jeunes, ils dansent jusqu’au lever du soleil. Je danse encore jusqu’au lever du soleil! Oh, bien sûr, je prends des pauses, je bois un peu, je mange un peu. On bavarde beaucoup, aussi, durant cette nuit-là. C’est comme un rite, tu sais.

GABRIELLE: Tu m’en apprends une bonne. Étonnant. Dis-moi, êtes-vous tous habillés de noir, tu sais, avec soutanes et capuches?

RADIO: La police annonce que Tom Deroute vient d’être appréhendé aux limites de la ville. Il tentait de fuir à bord d’une Mustang volée. Le présumé tueur aléatoirement dangereux a été incarcéré dans les cellules du poste de police central, où il devrait subir son interrogatoire.

GERVAISE: Tu rigoles, non? Tu crois vraiment que je m’adonnerais à une sorte de messe noire? Que ma famille pratiquerait un culte sataniste, ou n’importe quelle fantaisie gothique? C’est comme un rite parce que chaque année depuis toujours nous organisons cette fête. Mais il n’y a pas d’incantations, pas d’agneau sacrifié, ni rien d’autre d’ailleurs. C’est une fête, nous nous amusons.

GABRIELLE: Évidemment. Je me disais aussi. Dans ma famille, nous n’avons rien de tel. Nous ne nous réunissons jamais. Je vois les uns, les autres, à l’occasion, mais rarement tout le monde ensemble. À part pour les enterrements, mais c’est pas vraiment une fête, n’est-ce pas? Quoique ça dépend. Pour les mariages, dans ma famille, on invite jamais largement. Ça se fait en petit comité. Et puis, on se marie rarement. Le dernier mariage remonte aux années quatre-vingt-dix.

GERVAISE: Même chose dans ma famille. Les mariages, c’est terminé depuis belle lurette. Pas les enterrements, par contre. On meurt encore. Donc, forcément, nous assistons à quelques funérailles chaque année. Oh, pas à toutes. Seulement à celles qui ont lieu dans un rayon de cent kilomètres, pas plus. C’est une sorte de règle tacite, et ça nous va. C’est tellement emmerdant les enterrements.

RADIO: Malgré les preuves accablantes qui pèsent contre lui, Tom Deroute a nié être l’assassin de Jim Leperche. Au terme d’un interrogatoire qui a duré le temps qu’il a duré, le procureur a formellement accusé Tom Deroute de méditation meurtrière, préméditation meurtrière, et meurtre de facto, et sanglant. Les autorités l’ont donc aussitôt transféré au pénitencier à sécurité grandiose de Port-au-Ruisseau, aux limites nord de la ville.

GABRIELLE: Les enterrements, oui c’est enquiquinant, sauf quand ils servent du bon vin à la réception. J’adore le vin, voyez-vous. Si j’avais pu, j’aurais été alcoolique. Ah, boire du vin du matin au soir! On peut bien rêver… 

GERVAISE: Moi aussi, j’aurais aimé. Mais comme on dit, si on buvait tout le temps, le vin, on finirait par s’en lasser. Alors que là, chaque fois c’est excitant. Dans nos fêtes du solstice, j’en bois beaucoup. Deux ou trois bouteilles.

GABRIELLE: Deux ou trois bouteilles! Moi je ne pourrais pas! C’est beaucoup trop!

GERVAISE: Pas tant. La fête commence vers midi, et se termine le lendemain vers six heures. Ça fait dix-huit heures de fête. Fais le calcul: trois bouteilles de sept cent cinquante millilitres, divisées par dix-huit, ça donne cent vingt-cinq millilitres par heure. Moins d’un verre de vin par heure. C’est presque rien.

RADIO: La direction du pénitencier de Port-au-Ruisseau vient d’annoncer que Tom Deroute s’est évadé. L’homme aléatoirement dangereux est parvenu à tromper la vigilance des gardiens qui procédaient à son accueil. La police est en alerte multicolore. Quiconque aperçoit le présumé meurtrier est prié de garder ses distances, et de sauter sur le premier téléphone pour composer le 911.

GABRIELLE: Vu comme ça, tu as bien raison. C’est presque rien. Mais tu dois avoir envie de pipi à tout bout de champ? C’est pas un peu gênant?

GERVAISE: C’est prévu. Nous installons plusieurs toilettes mobiles, justement, pour faire face aux pipis abondants. Parce que je dois t’avouer, il y en a, surtout les plus jeunes, qui boivent deux fois plus que moi, trois fois plus. Alors ça coule dans les chiottes, une fontaine ininterrompue.

GABRIELLE: Je vois. Est-ce que ces fêtes sont réservées aux membres de la famille, ou si des amis s’y joignent parfois?

GERVAISE: C’est ouvert aux amis, mais nous nous sommes entendus pour n’en inviter qu’un seul par famille. Tu comprends, pour ne pas être noyé parmi des inconnus. Car les amis des autres, ça peut présenter un problème. On ne les connaît pas, ce ne sont pas nos amis, tu vois. Pourquoi tu me demandes ça, tu voudrais venir?

GABRIELLE: À force de t’en entendre parler, oui, j’aimerais bien faire l’expérience. Du vin toute la journée, toute la nuit, danser et tout.

GERVAISE: C’est bien possible. Laisse-moi voir avec Ron et Tom. S’ils n’ont invité personne cette année, je pourrais bien t’inviter.

NARRATEUR: Entre Tom Deroute. Il pousse sa mère, prend son sac à main, ses clefs de voiture, et le petit coffre-fort caché sous le buffet. Gabrielle s’interpose. Il l’égorge d’un habile coup de couteau, du revers de la main.

RADIO: La police rapporte que Tom Deroute aurait blessé sa mère et tué sa voisine, qui se trouvait au domicile familial lors de son passage. Il conduirait la voiture de sa mère, une Nissan Juke verte et rose. Il est recommandé de ne pas s’approcher de l’individu aléatoirement dangereux, sous peine de finir comme la voisine. Appeler le 911 est beaucoup moins risqué, et plus utile pour la police.

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