Faut pas y penser

J’ai assisté à une conversation des plus étranges, entre deux personnes qui visiblement ne se connaissaient pas. Je m’empresse de vous rapporter leurs propos qui, je l’avoue, m’ont d’abord amusé, puis inquiété.

Une salle des pas perdus. Un homme assis face à une femme. À quelques sièges d’eux, il y a moi. Autour, d’autres voyageurs attendent, des gens vont et viennent.

HOMME: Je déteste ces chaussures, il faudra que j’en trouve d’autres, plus jeunes.

J’ai levé les yeux vers l’homme, la femme a levé les yeux vers l’homme. Je me suis dit qu’il parlait seul.

HOMME: Ce repas au resto de la gare. Une erreur. Trop de champignons. J’ai le ventre qui bourdonne. Envie de péter, mais ça va sentir, ça va s’entendre. Aller péter aux toilettes? Attendons un peu que ça vaille la peine. Pour un bon gros pet. Boom!

Là, vraiment, la femme et moi nous le dévisageons, interloqués. Qu’a-t-il à partager ses problèmes de digestion? Le plus curieux, ses lèvres ne remuent pas. Ventriloque? Il a souri à la femme.

HOMME: Est-ce qu’elle m’a regardé? Elle m’a souri? Non, pas du tout. Pourquoi me dévisage-t-elle avec cet air pas commode? Pour qui se prend-elle?

Il se redresse sur son siège, mal à l’aise.

HOMME: Bonjour madame, est-ce que je peux vous aider?

FEMME: Allez aux toilettes si ça vous chante, mais épargnez-nous les détails de vos flatulences.

HOMME: Comment… Je n’ai… Pardon? Comment a-t-elle deviné que j’avais envie de péter? Ça se voit tant que ça sur mon visage? Pourtant, je me tiens correctement. Elle a de jolies lèvres. Si au moins elle souriait. 

FEMME: C’est une habitude, chez vous, de dire à haute voix tout ce qui vous passe par la tête?

Ce n’est pas tout à fait ce qui lui arrive, me suis-je dit. Il ne parle pas. Ses lèvres ne remuent pas. Pourtant, nous entendons sa voix. Étonnant. Il ne s’en rend pas compte, visiblement.

HOMME: Qu’est-ce qu’elle raconte? Elle disjoncte, la blondinette. Si elle savait tout ce qui me passe pas la tête! Je ne suis pas certain de bien saisir, madame. “Je puis affirmer que ses filles ne liront jamais de romans.” Pourquoi penser à ce roman. Cette femme en face de moi. Si j’étais nu, est-ce qu’elle m’aimerait? Michel Auvray. J’ai longtemps cru que c’était un homme, pourtant il suffisait de chercher. Laure Rounot. N’a jamais écrit sous son véritable nom. Cette blonde, si elle était née en homme?

FEMME: Vous ne vous rendez pas compte?

HOMME: L’ignorer. Consulter mes courriels. Pas de nouveaux courriels. Garder les yeux sur ce téléphone. Pratique ces bidules quand on ne sait plus où poser les yeux. Blondinette. J’aimerais qu’elle me suive jusqu’à la maison de campagne. Non. Pas si loin. Plus tard. Oui, plus tard. Je lirais à vois haute ces romans que tout le monde a oubliés. Je lui demanderais si elle connaît les Diables bleus. Je peux parfois l’être. Diable. Diablotin. Je lui pincerais les fesses. Je vous pincerais les fesses et les tétons. Nous ferions l’amour. Peut-être. Peut-être pas. Si au moins elle souriait, je pourrais avoir une idée. Voilà qu’en bas ça réagit. Ridicule. Ne pas s’exhiber ainsi. Ici. Rappeler Carmen. J’aurais dû l’appeler avant de partir? Je devrais noter ces choses-là. Hâte de lire son roman. Un roman? Ce n’est pas ce qu’elle a dit. Qu’est-ce qu’elle a dit? Littérature. Un livre. Une femme brillante. Impression d’une clarté. Grande clarté. Beaucoup plus brillante que moi. Je ne l’avouerai pas. Jamais. Payer les arriérés d’impôt. Trop cher. Toujours payer. Investir?

FEMME: Vous au moins, vous ne cachez pas votre jeu!

HOMME: Pardon?

FEMME: Cessez de penser. Tout ce qui vous passe par la tête, je l’entends. Nous l’entendons. Monsieur, à côté, il entend aussi. Je crois même qu’il note tout.

HOMME: Mes pensées? Comment est-ce possible? Elle est folle, ou c’est moi qui perds la tête. À moins que ce ne soit sa façon de me draguer. Pour une nuit, je ne dis pas, mais pas plus. 

FEMME: “Pour une nuit, je ne dis pas, mais pas plus”, et juste avant, vous vous demandiez si j’étais folle, ou si vous perdiez la tête. Allez, osez penser un peu plus!

HOMME: C’est effrayant. C’est une démone! 

FEMME: Non. Je ne suis pas une démone. Vous savez que c’est amusant de regarder les gens penser! Je me demande si vous êtes un homme marié.

HOMME: Marié? Ça va pas la tête! Suffit de le demander. Même si je ne vous connais pas, ça ne me gêne pas de vous répondre. Voilà: je ne suis pas marié.

FEMME: Peut-être a-t-il déjà tué quelqu’un.

HOMME: Elle est rigolote, celle-là. Moi, tuer quelqu’un! Il me faudrait peut-être un peu plus de courage. Ou autre chose. Plus de folie. Je suis un tueur en série, et je frappe tous les soirs de pleine lune. Elle va finir par alerter la sécurité, plaisanterie de mauvais goût. Au moins, elle m’a l’air plus intelligente qu’au premier coup d’œil. Trop intelligente pour moi? Toujours ce complexe. Complexé. On ne dirait pas. Je sais que ça ne se voit pas.

FEMME: Si, tout de même un peu. Ça se voit un peu. Quel est votre numéro de carte bancaire?

HOMME: Une arnaqueuse! Voilà ce qu’elle est. Mon numéro. Ne pas penser à mon numéro. 5570, non… non…, 4466, 8890. Je pense plutôt, pourquoi ne pas y avoir pensé avant, 9988, 9877, non, c’est ridicule. Je ne le connais pas par cœur.

La femme pianote sur son téléphone.

FEMME: Vous ne parvenez pas à mentir, en pensée. Trop drôle. Irez-vous jusqu’à me confier votre mot de passe?

HOMME: Se fermer. Chanter. La la la, la la, la la la. Quelles paroles? Trouver les paroles. Carmen, ton livre. Impôt. Vieux livres. 87325. Merde. Penser autrement. 342131545532. Oui, mon numéro, je m’en souviens, 77423. Que cherchez-vous?

FEMME: Je vous plais?

HOMME: Oh. Jolie bouche, yeux étincelants, traits doux, légèrement galbés. Trop? Non, pas vraiment. J’aimerais la voir debout. Je n’aime pas les ventres. Malgré le mien. Vous êtes charmante, madame, mais pour me plaire, faudrait en savoir davantage sur vous. J’en ai marre de la tutoyer. Viens ici ma belle, viens ici que je te… Oups… Penser à mon doigt. Me tordre le doigt. Aye!

FEMME: Quatre cent cinquante mille sur votre compte. Ça va. Je vous en laisserai un peu. Disons, pour votre taxi lorsque vous arriverez chez vous.

HOMME: Non! Non! Pas mon argent! Vous êtes bien drôle, madame.

La femme se lève, fait quelques pas et disparaît, happée par la foule. L’homme, interloqué, fixe le siège vide devant lui.

HOMME: M’a-t-elle vraiment dévalisé? A-t-elle vraiment vidé mon compte? Comment est-ce possible? Vite, vite, vérifier. Quelle merde si c’est vrai! La salope! La salope! C’est une blague, c’est une blague, c’est une blague.

Nerveux, il tape les chiffres sur son téléphone, accède à son compte.

HOMME: Ouf. Elle blaguait. Quelle charmante femme tout de même! J’aurais dû la retenir, l’inviter à prendre un verre. Pourquoi accéder à mon compte et ne rien prendre? Quelle chance ratée, encore une fois. Mais que le temps passe. Vite, je dois partir, je dois…

Il part en courant, son ticket à la main, répandant ses pensées dans son sillage. Pendant ce temps, tranquillement, j’accède à son compte, et je m’enrichis de quatre cent cinquante mille dollars. Mais franchement, avons-le, tout cela est fort inquiétant. Si ça devait m’arriver, je ne survivrais pas dix minutes!

Traitement en cours…
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