Sauf durant les campagnes électorales, on ne voit pas souvent le maire du village sur la Place de la Babiole, mais ce matin-là, un matin de mai particulièrement chaud après un long hiver, il n’a pu résister, il est descendu, a marché sous les tilleuls jusqu’au vieux chêne. Personne en vue, tous au boulot. Il respire, gonfle ses poumons comme un homme libre peut le faire, ralentit le pas, laisse la brise défriser les petits poils de ses avant-bras. Le maire est visiblement ravi.
Soudain, surgie d’une rue sombre, silencieuse, apparaît une jeune femme. Une citoyenne anonyme et blonde.
Plus vif qu’un écureuil, le maire bondit derrière un tilleul. Sauf que le tronc de l’arbre, malgré toute sa bonne volonté, ne parvient pas à voiler le ventre magistral. Pris au dépourvu, effaré, le maire ne peut que constater l’inéluctable. Entre lui et la mairie, il y a cette citoyenne, qui s’avance dans sa direction. Impossible de l’éviter, tenter de se cacher plus longtemps serait déraisonnable. Seule option: puiser dans la mince réserve de courage, et faire face à la blonde citoyenne.
Titubant, chancelant, ballottant et tremblant, le maire sort de derrière son arbre et se montre tout d’une pièce devant la jeune femme qui s’arrête pile, interdite.
CITOYENNE: Monsieur le Maire! C’est bien vous? En chair et en chair!
MAIRE: Bien en chair, c’est moi, je le concède, l’avoue, le reconnais.
CITOYENNE: Que manigancez-vous ici, en plein air, au vu de tous?
MAIRE: C’est le printemps, je… enfin, c’est le printemps.
CITOYENNE: Vous avez pris congé? N’êtes-vous pas supposé manigancer, traficoter, comploter, bref, n’y a-t-il pas une magouille qui vous attend derrière vos épaisses portes capitonnées, cloutées, et closes?
MAIRE: Hélas, c’est l’attrait du soleil qui m’a détourné de mes tâches.
CITOYENNE: Je vous ai écrit douze lettres depuis trois ans. Même chose pour ma mère, mon père, ma cousine, nos voisins. Nous déplorons, nous blâmons, nous vitupérons!
MAIRE: Toujours la même chanson. J’en prends note. Je répondrai à vos lettres. Maintenant, si vous voulez m’excuser, comme vous me l’avez si aimablement rappelé, j’ai beaucoup à faire.
CITOYENNE: Je serai brève et directe, puisque l’occasion s’en présente, pourquoi ne pas la saisir, la tripotailler un peu! Monsieur le Maire, nous nous opposons indomptablement à l’appauvrissement de notre parterre public!
MAIRE: Ma chère citoyenne, faut pas écouter la presse! Mon administration est la première à avoir mis en œuvre un plan quinquennal de revitalisation et d’enrichissement de notre parterre public! Contrairement à mon prédécesseur et aux siens, nous prenons des décisions ardues pour édifier les fondements d’un parterre parfaitement parfait, et cela, pour les générations à venir! Car nous voyons loin, nous comptons faire de ce parterre le premier de tout le canton!
CITOYENNE: Que m’importe ce qu’en dit la presse! Le parterre municipal n’a jamais été aussi dégarni! Il n’y a plus que deux maigres tulipes! Pas besoin de la presse pour le voir! Et toutes ces mauvaises herbes, et la dégradation de l’aménagement, ça n’a rien d’un fondement pour l’avenir!
MAIRE: Nous préservons l’essentiel, tout en réduisant les coûts pour les contribuables.
CITOYENNE: Où sont les roses?
MAIRE: Ne vous fiez pas aux apparences.
CITOYENNE: Et les anémones?
MAIRE: Nous réduisons les impôts!
CITOYENNE: Et les dahlias?
MAIRE: J’aime votre coiffure.
CITOYENNE: Vous mentez, mes impôts ont augmenté. Ce sont ceux de l’usine de fabrication de toupies que vous avez réduits.
MAIRE: Et la couleur, ce blond riche, soyeux.
CITOYENNE: Vous avez mis à pied tous les jardiniers.
MAIRE: Le maire vous invite à prendre un verre.
CITOYENNE: Vous finirez par tuer les deux dernières tulipes!
Le maire, portant son sourire de maire, s’écarte lentement de la citoyenne, et pas à pas, se déplace vers la mairie. Lorsqu’il s’estime assez loin d’elle, il prend ses jambes à son cou, et fonce vers son refuge. La citoyenne le poursuit sur quelques mètres, mais elle ralentit aussitôt, et finit par s’arrêter. Le maire, qui dans la panique avait oublié ses défectuosités physiologiques, s’écroule en haut de l’escalier qui mène aux portes de la mairie.
On peut voir, à l’abri derrière les fenêtres grillagées, les visages des membres du conseil municipal. Ils observent, terrifiés, le maire se fendre la tête sur le béton des marches, dégringoler jusque dans la rue, et répandre pendant de longues minutes un sang épais, légèrement visqueux.
CITOYENNE: Monsieur le Maire?
Devant le silence de l’élu disloqué, la citoyenne lui tourne le dos et rentre dans le premier café qui se présente, parce qu’elle y travaille. Elle est légèrement en retard, et cela, on le lui reprochera.