Trois hommes se promènent depuis plus d’une heure sur un des grands boulevards. Jeunes, portent des vêtements sobres, mais chers, parlent avec entrain. Aucun lien de parenté ne les lie, mais leurs visages se ressemblent, des visages communs qui pourraient très bien être ceux de mes voisins. On ignore s’ils portent leurs véritables prénoms, ou s’ils se les sont attribués eux-mêmes, mais ils exigent qu’on les appelle Dino, Gino et Tonio.
GINO: J’ai besoin d’une nouvelle voiture.
TONIO: Celle que tu gardes derrière chez toi est déjà sale?
GINO: Une horreur! Si tu la voyais. Avec les vents que nous avons eu ce printemps, et la poussière. Elle est méconnaissable. Une pitié. Ils vont me la racheter, mais j’y perdrai, pas de doute.
TONIO: J’aime les nouvelles voitures. Elles sont rutilantes.
GINO: Cette fois, je veux quelque chose de plus sportif. Aérodynamique, puissante, une bagnole qui attire l’œil.
DINO: Heureux celui qui attire l’œil.
TONIO: Tu n’as jamais pensé la garer devant ta maison, et non derrière? Plus de gens la verraient, non?
DINO: Quand je n’ai rien à faire, moi je reste devant chez moi. Je regarde les gens défiler sur la piste cyclable, ils me regardent, parfois.
GINO: Si. J’y ai pensé. Mais il y a deux inconvénients. Le décor est plus joli derrière, ce qui donne de meilleures photos. Tu sais à quel point la qualité des photos est importante pour élargir ma communauté en ligne!
DINO: De mon côté, ça stagne. Pourtant, je publie tous les jours, des photos, des vidéos, des blagues, des citations, tout! Avec hashtags.
GINO: Deuxième inconvénient, devant la maison, il y a pas mal de circulation, en plus des piétons. Ça augmente le risque qu’on abîme la voiture.
TONIO: C’est vrai. Faut quand même en tenir compte.
GINO: J’irai cet après-midi. Plus tard cet après-midi. Acheter la nouvelle voiture. Ils la livreront demain, ramasseront l’autre. Ce sera chose faite. Enfin.
TONIO: Je te reconnais, là. Efficace. Ça ne traîne pas.
DINO: J’ai un nouveau grille-pain, un nouvel aspirateur, un nouveau fauteuil à bascule, un nouveau guéridon, une nouvelle théière, et trois nouvelles cordes sur ma guitare.
GINO: Qu’est-ce qu’il raconte?
TONIO: C’est Dino. Il veut qu’on l’écoute nous parler de lui.
GINO: Il n’aime pas les voitures?
TONIO: Sa passion, c’est Dino.
GINO: Et sa voiture?
TONIO: Une extension. Il est malheureux quand on l’ignore.
DINO: Tout ce que j’ai vu, vous voulez que je vous raconte?
GINO: Et toi, tu n’as jamais acheté de voiture. Je te verrais avec une belle grande berline. Noire.
TONIO: Tout à fait. Mais je ne saurais où la ranger. Ça encombrerait le jardin, et mes colocataires ne seraient pas d’accord.
DINO: Tout ce que j’ai entendu!
GINO: Tu es malheureux, Dino, dis? C’est vrai que tu n’y arrives pas?
DINO: Oh moi! Tu sais moi je…
TONIO: Attention!
GINO: Merde!
TONIO: Le mot est bien choisi. Dino a marché dessus!
DINO: Ça n’arrive qu’à moi, je ne…
GINO: C’est commun. Avec tous ces clébards ridicules que les gens promènent. Qui ne savent pas se tenir.
TONIO: Qui, les gens qui les promènent?
DINO: Mes chaussures, faudra les jeter.
TONIO: Au fait, Gino, prévois-tu prendre ton permis de conduire un jour?
GINO: À vrai dire, je ne sais pas. Tu crois que je devrais?
TONIO: Tu pourrais conduire ta voiture.
GINO: À quoi bon?
TONIO: Je sais. Je disais ça comme ça.