Personne ne voulait embaucher Rodrigo Deaucul parce qu’il avait un sale nez et un sale nom. Faute de mieux, le délaissé buvait du chocolat chaud, toujours à la même table, toujours à la même heure.
Les bureaucrates municipaux, qui tenaient pourtant un registre fort précis des actions, pensées et sentiments de chacun des concitoyens, ignoraient pourquoi Deaucul maintenait à la fois son nez et son nom. Un vide, dans son dossier, passé inaperçu à cause de la quantité astronomique de dossiers à traiter par un nombre décroissant d’yeux, mains, cervelles.
Une militante pour la protection des marmettes buvait son café à la table voisine de Deaucul, à la même heure, tous les jours. Après cinq cent quarante-huit jours, elle avait fini par s’habituer au nez. Pas au nom, toutefois, qu’elle ignorait toujours.
La militante, Améline, enseignait dans école privée, qui n’acceptait que des élèves gratifiés d’une taille vingt-cinq pour cent plus grande que la moyenne nationale des jeunes de leur âge.
Améline s’était bien rendu compte que chaque matin, lorsqu’elle partait enseigner, Deaucul restait à contempler l’assèchement progressif du fond de sa tasse. Elle en avait le cœur brisé.
Courageuse, un matin elle l’invite à sa table. Après quelques minutes de réchauffement, il lui avoue son désastre, inavouable, dans la recherche d’emploi, elle lui confie son militantisme, secret, en faveur des marmettes. Il se déclare illico amant des marmettes, elle plaide fièrement en faveur du plein emploi.
Persuadée que Deaucul ferait un excellent enseignant, elle vante ses mérites au directeur de l’école, qui l’embauche sur-le-champ, sans lui demander ses références, et encore moins son nom.
Deaucul enseigne la géographie, ce qu’il déteste, comme beaucoup d’autres choses. Il ambitionne d’enseigner la géologie, ce qui lui semble plus approprié à son tempérament. Le problème, c’est Améline qui enseigne la géologie.
Après avoir mûrement réfléchi à son plan de carrière, Deaucul s’en va rencontrer le directeur. Il lui raconte qu’Améline milite pour la sauvegarde des marmettes, ce qui jette le directeur en bas de sa chaise. Comme il n’en croit pas ses oreilles, il exige qu’on lui remette le rapport sur Améline. La vérité, qui sort de la bouche des bureaucrates, tombe l’après-midi même, dure, amère, cruelle: Deaucul a raison.
Le directeur congédie Améline, et offre son poste à Deaucul. Le lendemain matin, dépourvue de tout gagne-pain, déçue de la société des hommes, Améline frappe la tasse de Deaucul, assis toujours à la même table. Le chocolat chaud vole en un grand voile brun jusque sur la belle chemise de géologue de Deaucul.
Améline part vivre avec les marmettes. Elle peine à s’adapter, et plusieurs matins, au réveil, elle regrette son café, et maudit Deaucul. Après quelques semaines, les marmettes l’apprivoisent, et le soleil reprend sa place habituelle dans le ciel.
À l’école, évidemment Deaucul ne peut plus compter sur Améline pour plaider en sa faveur. Avisé par les bureaucrates, le directeur convoque son enseignant de géologie. Deaucul se présente, inquiet.
Le directeur regarde Deaucul bien en face, et même, pendant de longues minutes, il le dévisage.
LE DIRECTEUR: Rodrigo, avez-vous caché votre nom à Améline, grâce à qui vous avez pu obtenir et maintenir ce poste?
DEAUCUL: Oui.
Sans un mot de plus, le directeur s’est replongé dans ses dossiers. En sortant, Deaucul a appris par la secrétaire qu’il était renvoyé. Avec un petit sourire malin, elle lui a glissé que les parents auraient retiré leurs élèves de l’école s’ils avaient su qu’un Deaucul y enseignait.