Le lilas blanc

La fenêtre crasseuse. La poussière comme un filtre donne du monde une image floue.

Popaul attend son avocat. Confiant. Après tout, il est conseiller principal à la division des expertises du secteur des affaires communautaires au Ministère des Affaires culturelles. Quarante ans, quelques kilos, peu cheveux perdus. Beau bonhomme.

Avant-hier, les policiers lui ont menotté les poignets devant ses voisins, sa femme, ses enfants, ses arbustes, ses fleurs. Accusé d’avoir assassiné Bellerose père & fils. Preuves accablantes. Peine maximale: perpétuité, avec possibilité de libération après cinquante ans.

Popaul a déjà dit à sa femme que l’avocat arrangera tout.

Bonjour, maître Poitiers?

Poirier, Gilles Poirier, de l’Étude Beauchamps, Beauxlieux Beaulieu Beautemps Poirier & Associés.

Bravo.

Votre culpabilité ne fait aucun doute, plaidez coupable, nous allégerons votre peine. Racontez, racontez tout. 

Toute la vérité!

Popaul s’esclaffe devant l’avocat, impassible.

Je ne suis pas violent, pas violent du tout, malgré l’homicide je ne suis pas un meurtrier. Faudra que vous leur disiez, à vos copains les juges. Je suis président du Club de Bénévolat de la Vallée, je suis vice-président de la Ligue de balle molle de la Vallée, je suis trésorier de l’Organisation de cueillette de paniers de Noël pour les pauvres de la Vallée, bref, je suis exemplaire.

Que s’est-il passé avec ces messieurs Bellerose? 

La zizanie, l’anarchie, la destruction totale, l’anéantissement. Bellerose a lâchement abandonné son terrain aux caprices des plus perverses habitudes de la flore. Chez lui, la beauté régulière de la douce pelouse, oh mon coeur saigne, s’est étiolée sous l’assaut des mauvaises herbes et des bêtes associées. La honte de la Vallée! Toutes nos propriétés ont perdu de la valeur, et plus d’un craignait que les banquiers ne viennent les étrangler dans leur sommeil.

Les banquiers n’étranglent pas.

Ah vous ne connaissez pas les banquiers de la Vallée! Peu importe. Pendant que le retour à l’âge de pierre s’effectuait tranquillement chez les Bellerose, nous tous, citoyens du progrès, souffrions silencieusement. Mais la tempête grondait sous la casserole presto! 

Vous ne l’avez tout de même pas…

Attendez, je n’ai pas terminé. Ce n’est pas tout. Il y a plus. Vous n’en croirez pas vos oreilles, tout maître soyez-vous! En plus de détruire l’écosystème de la Vallée, Bellerose laissait ses mômes lancer leurs ballons sur nos domaines! Piétinements, destructions florales, calamité! Ils ont même égratigné ma voiture! Mais enfonçons-nous davantage dans la désolation, si cela est possible. L’an dernier, ma femme a appris par une amie de sa soeur dont le beau-frère avait un voisin juge sur le comité de remise des prix annuels pour les arrangements floraux, que nous avions perdu le premier prix à cause de l’horreur bellerosienne qui ternissait notre éclat vif et joyeux. 

Popaul rêve, pendant quelques secondes. L’avocat gribouille dans son calepin.

Tout le long de l’allée et jusqu’à mon cabanon, j’ai planté une rangée bien fournie de mufliers roses, qui vient se fondre dans une plate-bande de fleurs, devant la maison, ou les vergerettes bleues, les lys, les delphiniums, les pulmonaria et les azalées s’entrelacent dans une véritable orgie de couleurs et de formes, tendent leurs bras entre les pierres et les statuettes, jusqu’aux pieds d’un lilas blanc bien fourni. Et en avant, tout près de la rue, un magnifique fusain doré donne son accent riche à l’ensemble. De l’autre côté de l’allée, sur la bande de terre entre le terrain de Bellerose et le mien, une rangée éclatante de potentilles dégageait une chaleur réconfortante.

Fier, Popaul savoure cette image, puis, avec un léger vibrato: 

Cette petite haie de potentilles s’est vite éclaircie sous les pieds des mômes Bellerose. J’arrivais du bureau et je retrouvais mes lys écrasés, mes vergettes arrachées. Toutes les fleurs ont souffert! Je les ai pourtant avertis à plus d’une reprise! Je ne suis pas violent. Je sais garder mon sang-froid, un homme raisonnable. Intelligent. Compréhensif. Patient. Mais avant hier! Oh! Avant hier! Les jeunes Bellerose, horde barbare, ont mené un nouvel assaut. Saccage du lilas blanc, qu’ils avaient bombardé de leur ballon. Branches cassées, fleurs écrasées, un massacre en règle dans un tonnerre de rires démoniaques! Vous le comprendrez, c’en était trop. Pas mon lilas blanc! J’ai bravement saisi mon fusil de chasse, ouvert la porte, crié aux envahisseurs de battre en retraite immédiatement! Le plus vieux des jeunes Bellerose, mal élevé, m’a nargué, montré le doigt, ignoré. Devant l’invasion, un homme doit savoir se tenir droit, ferme et implacable. J’ai visé le jeune, j’ai tiré, j’ai tué. L’ennemi a appelé du renfort. Le père  Bellerose a déboulé, dangereux. À nouveau j’ai visé, tiré, tué. Puis je suis rentré, j’ai rangé mon arme. Vous savez qu’il faut ranger les armes à feu sous clé?

Popaul se redresse sur sa chaise, un léger sourire aux lèvres.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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