Au voleur!

Hier, elle a mis le grappin sur Octave, et ils se sont embrassés. Ce soir, ils se sont déshabillés en échafaudant des projets d’avenir, elle ne voulait pas d’enfants, pas tout de suite. Devant eux défilait le long métrage du parfait amour.

Le matin même, Octave a gagné mille dollars à la loterie. Projets faramineux avec sa presque-fiancée, voyages à la campagne, restaurant, bowling, manucure.

Pile au moment où il va s’abandonner aux plaisirs multicolores, un bruit! Pas n’importe lequel, non, un bruit incongru. In-con-gru. La presque-fiancée était déjà dans un émoi émouvant, mais ce bruit! Il dégaine d’un geste preste.

T’en fais pas, mon grand, c’est qu’une souris! 

Elle bâille. Elle bâille? Mais son émoi? Il la reconnaît à peine, mais l’urgence l’astreint à une autre discipline. Une vague crainte l’assaillit, et conséquemment, tout en lui s’anonchalit. Un autre bruit! Plus sec, plus précis. Elle se redresse sur les oreillers et le séant, le front plissé. Angoissée? Sans doute l’hypothèse d’une visite rongeante s’effrite-t-elle dans son esprit, car entre les lignes qui gondolent sur son large front, il lit ceci : si j’ai l’habitude d’entendre trottiner des souris dans les murs et les placards de ce vieil hôtel, cette fois, je dois humblement me plier à l’évidence et reconnaître qu’un phénomène qui m’est douloureusement inconnu produit ces frottements et grincements et craquements qui effraient à juste titre mon presque-fiancé!

Le bruit bruite de plus belle, sans s’identifier. Lui nu, à part les chaussettes, elle nue, à part sa cloche, ils braquent des pupilles brunes sur la porte orange du placard. Étrange. Il voit sa propre peur s’accroître d’un bond, brutalement. La petite crainte devient une peur raisonnablement autonome. Pas extrême toutefois. Une peur juste suffisante pour perturber le jugement, une peur qui peut finir par faire peur.

Merde! 

Elle retrouve l’usage de la parole. Lui, se ressaisit, partiellement.

Ouais.

Et tralala! La porte du placard s’ouvre dans un fracas contenu. Un homme en jaillit.

Il porte ma chemise! 

Il porte ta veste! 

Mon pantalon! 

Ton chapeau!

Mes chaussures! 

Ta valise!

T’es certaine?

Sans un regard vers eux, totalement impassible, indifférent, il se faufile à l’extérieur de la chambre, d’un pas assuré. La presque fiancée est bouchée. Elle manque d’air, frétille des bras, des pieds. Il enfile son boxer. Au moins il lui reste ça, un magnifique, chic et rare, boxer à motifs d’émoticônes souriants.

C’était toi! 

La cloche de travers, elle agite une main tremblante vers la porte de la chambre. 

Toi! C’était toi! 

Il se tourne vers elle, il la considère un long moment. Sa peur s’en attiédit, mais pas au point de disparaître. 

Calme-toi. Je suis ici. 

Elle n’en démord pas. 

Toi! C’était toi! 

Il se précipite vers la porte. Il doit impérativement se lancer à la poursuite de celui qui lui a tout dérobé, ses vêtements, son argent. 

Ce n’était pas moi. C’était un monstre. 

Elle s’enfouit sous les draps, et peu à peu le matelas l’absorbe. 

C’était toi! 

Un murmure. Il se penche vers le lit, vers ce qui reste d’elle, puis se plante devant la glace et se gonfle les poumons d’air. 

Que ce soit moi, aussi physiquement, c’est peu probable. C’est même impossible. 

Il s’élance dans le corridor, mû par un instinct sûr et fleuri. Avant qu’il n’atterrisse au rez-de-chaussée, toutes les lumières se sont éteintes. Panne d’électricité. Est-ce que le voleur aurait coupé le courant pour protéger sa fuite?

À la réception, le réceptionniste. Il officie, caché derrière une porte, protection contre les clients mécontents. Sa tête émerge d’un vasistas. Réponds aux plaintes, lamentations, réprobations, récriminations des clients et locataires. Pas de réponse, mais plusieurs mots. Dans ce joyeux vacarme, après avoir attendu patiemment son tour, Octave lève la main. 

Vous auriez vu passer un voleur?

Le réceptionniste, il doit avoir trente-deux ans, réfléchit, et réfléchit encore un peu.

Oui! Il est parti de ce côté! 

Il indique la rue qui mène directement au boulevard. 

Il m’a tout pris. 

Le réceptionniste sursaute. De son œil extérieur, il lance un long regard qui s’aplatit sur le visage d’Octave. 

Mais c’est vous! Un peu plus vêtu, mais vous tout de même! 

Octave renifle, impoliment. 

Non, Monsieur, je ne suis pas lui! Je suis la victime. Je suis amoindri! 

Cette fois, contrarié qu’on remette en question son jugement, le réceptionniste regroupe tout son soi à l’intérieur. 

Monsieur, il vous ressemblait comme un confrère, je croyais que c’était vous, à moins que vous ne soyez lui, ou que vous prétendiez être vous alors que c’est lui qui est vraiment vous.

Sur la porte, juste au-dessus du vasistas, cette affiche : Loto, Tirage de ce vendredi, Gros lot de 15 millions! Octave, dont toute la fortune s’éloigne en ce moment dans la rue qui mène directement au boulevard, saute sur place à pieds joints.

J’ai eu la chance de remporter mille dollars, j’en remporterai bien quinze millions! 

Fauché pour cause de vol, il se précipite vers les autres clients et locataires dans le lobby, en quête de quelques pièces. La plupart l’insultent, d’autres le poussent, certains lui baissent le boxer. Deux heures plus tard, il a tout de même réuni la somme. Il achète le ticket, salue le réceptionniste, et s’élance à la poursuite du voleur.

Je vous accompagne, attendez! 

Octave sursaute. Le réceptionniste pousse sa porte, et apparaît tout d’une pièce. Il saisit la main d’Octave, qu’il serre d’une poigne de mère. 

Lâchez-moi! 

Octave n’insiste pas. Il traverse le lobby, la voix du réceptionniste dans l’oreille.

Il est parti à gauche, il est parti à droite, j’ai tué une mouche, le camion de livraison est en retard, le chômage augmente, les clients se métamorphosent, j’ai deux bazookas dans le cœur, mes dents ne supporteront pas le choc, il n’y a pas de chat, il y a trois chats.

Dès qu’il met le pied dans la rue, Octave se retrouve au milieu d’une petite foule agitée. On lui conseille de prendre à gauche, d’aller tout droit, de héler un taxi, de retourner dans l’hôtel. À ses côtés, le réceptionniste danse en chantonnant puis se défait de sa veste de laine. Une vieille veste de grosse laine, usée aux coudes et aux manches, sale. Dessous, et cela attire l’attention malgré soi, il porte une robe dont le bas est remonté et attaché aux hanches. Le réceptionniste retire d’un geste preste son pantalon, qu’il balance dans le sac d’osier d’une charmante vieille qui trottine à reculons, détache d’un autre geste tout aussi preste les fils qui retiennent la robe, qui prend alors une jolie forme autour d’un corps insoupçonné. Octave tend la main vers cette énigme, mais dans un grand jeté, le réceptionniste s’écarte. En touchant l’asphalte, il arrache ses lunettes, fait voler sa casquette et détache une chevelure blonde qui virevolte longtemps avant de dévoiler un nouveau visage.

Clara! Oh! 

Octave recule d’effroi. Clara, c’est la première femme. La seule depuis sa presque-fiancée.

Clara ne partage ni l’épouvante ni la surprise d’Octave.

Tu t’enfuis?

Je suis kapout.

Tu m’as traitée comme une traînée! 

Clara, oh Clara! Je t’adorais, t’adulais, t’entubais. 

Et ta foi? Et ta fortune?

Perdu tout à l’heure dans l’hôtel, j’ai la frousse, il n’y a plus rien, tout a disparu, dis-moi si tu vois, si tu sens, si tu entends.

Salaud! 

Elle valse autour de lui, elle tourne et pirouette, et il ne la reconnaît plus, elle tend le bras et dans son mouvement giratoire lui indique toutes les directions à la fois.

Étourdi, Octave détache son regard. La petite foule a disparu. Plus personne. Plus rien ne bouge dans la rue. Sans réfléchir, il met le cap droit devant lui, résolu. Clara lui emboîte le pas, en dansant.

Pour se donner du courage, Octave se frappe la paume de la main droite du poing gauche. 

Nom d’un chien! 

C’est la nuit, les chats sont gras, les voleurs se sauvent comme des voleurs.

Monsieur l’agent! Monsieur l’agent! 

Dans la désertique rue transversale, passe devant eux un homme en uniforme qui poursuit un étudiant du baccalauréat en anthropologie.

Monsieur l’agent! 

L’uniforme ralentit, désigne d’un poing la proie qui gagne quelques centimètres. Impossible de m’arrêter! Je dois le matraquer! C’est un militant! Un mil… tant… 

Octave remonte son boxer, et coudes au corps, s’élance aux côtés de l’uniforme, suivi de près par une Clara légèrement moins dansante. 

J’ai besoin de vous! J’ai besoin de vous! De vous! Vous! 

Mais l’uniforme maintient la cadence, le menton en avant. 

Monsieur l’agent, matraquer cet étudiant, en soi, dans l’absolu de notre condition humaine, c’est vain, parfaitement inutile! 

L’uniforme freine net. Il lève sa matraque, et la lance violemment aux pieds de Clara. Octave recule, prudent. 

Vous avez raison, Monsieur, c’est vain, c’est insignifiant. Ça m’horripile de ne pas y avoir pensé moi-même! 

Octave revient vers l’uniforme. 

Monsieur l’agent, je… 

L’uniforme l’interrompt. 

Je ne suis pas agent de police, je suis un gardien de stationnement qui souhaite devenir agent de police. Alors j’aide la police. Je poursuis depuis deux heures ce dangereux militant qui a participé à une dangereuse manifestation. Mais tout cela est dorénavant dérisoire. 

Clara profite de ce charmant conciliabule nocturne pour tricoter ses entrechats autour des deux hommes. Octave s’incline, vaguement déçu de ne pas avoir affaire à un véritable policier, mais quand même déterminé à ne pas laisser filer un si zélé compagnon. 

Monsieur le gardien qui avez toutes les qualités d’un policier de métier, peut-être pourriez-vous m’aider à mettre la main sur un voleur, un vrai voleur qui m’a tout volé! 

Le gardien, qui a toutes les qualités d’un policier de métier, détaille Octave des orteils aux oreilles. 

Mais j’vous ai vu, Monsieur, j’vous ai vu tout à l’heure! Oui! Sauf que vous étiez habillé, et pas aux trois quarts nu comme maintenant… 

Octave relève le boxer sur ses hanches. 

Il me ressemble, mais il n’est pas moi, quoi qu’en dise Clara. Je vous en prie, aidez-moi! 

Le gardien se gratte le menton, puis se replace les bourses. 

Que m’offrez-vous? 

J’ai besoin de votre aide.

Que m’offrez-vous?

Ma gratitude.

Mieux!

Mon admiration.

Mieux! 

Une recommandation. 

Mieux! 

Une fessée.

Procédez.

Octave procède, Clara danse toujours. Puis la poursuite se poursuit, Octave devant, suivi de Clara et du gardien. Octave les entraîne dans un dédale de rues, à droite, à gauche, ils se faufilent entre les immeubles, contournent des parcs et des églises. Octave sent qu’il s’approche du voleur, il presse le pas, il avance à l’aveugle comme de la ferraille attirée par un puissant aimant. Le gardien et Clara se tiennent les mains et dansent, du moins autant que le rythme de la marche le leur permet. 

Je ne sais plus où je suis! Est-ce que je suis encore sur la bonne piste? Il n’y a personne dans ces rues, pas un témoin! Il me faudrait d’autres indices, beaucoup d’autres indices! 

Ils progressent au milieu d’une avenue bordée d’imposants immeubles. Pas une voiture ne circule, pas un piéton en vue. Octave sent la menace de cette solitude noire, il redoute un piège, un complot pour l’anéantir, lui et son gardien, lui et sa Clara. Mais il n’ose pas reculer, car derrière, c’est sans doute pire! Quelle issue?

Clara l’aperçoit. Octave l’avait pris pour un de ces nombreux sacs-poubelle noirs appuyés sur un poteau. C’est un peintre, ou du moins, une reconstitution de peintre, béret à la Pissarro, pipe à la Van Gogh, palette, toile, chevalet. Concentré sur son œuvre, il n’a pas vu les trois qui le dévisagent. Octave s’approche.

Maître… 

Il touche le béret, perplexe. 

C’est du papier! Votre béret est en papier! 

Le peintre sursaute. 

Mon béret? 

Octave y pose le doigt. 

En papier. 

Le peintre sourit. 

Tout ça, ces vêtements, cette pipe, ce béret, c’est un déguisement, c’est un vrai déguisement, j’ai acheté le kit. 

Octave se penche vers la peinture, difficile à distinguer dans la lumière des lampadaires. 

Je peins cet immeuble. Je le peins en pleine nuit en pensant à mon amour, à Manuela. Je viens ici chaque nuit et je sais qu’un jour naîtra sous mon pinceau une œuvre dont la force et l’écho seront révolutionnaires. Je ferai surgir de tout ce béton une puissance sensuelle sans pareille! Qui s’attendrait à frémir devant une structure de béton! On s’avancera vers ma peinture sans prendre garde, et soudain, les tourments les plus cruels vous cloueront au sol! Et le génie de cette magie, ce sera moi! 

Octave se penche plus avant sur la toile, puis se relève. 

Et vous croyez que votre kit va vous aider? 

Le peintre hausse les épaules et retourne à sa peinture. 

Attendez! 

Octave lui enlève le béret. 

Rendez-moi… 

Octave lance le béret au gardien, qui en coiffe délicatement Clara. 

Monsieur le peintre, je cherche un voleur, l’auriez-vous vu, par hasard? Il a les mêmes traits que moi, mais habillé. Comme moi, il est comme moi, ça ne vous dit rien? 

Comme vous?

Moi!

Vous!

Oui, moi! 

C’est vous? 

Pas moi, mais comme moi. 

Vous? 

Moi, oui, c’est moi. 

Vous étiez ici il n’y a pas deux minutes. 

Le peintre lance son tableau au milieu de la chaussée, prend son chevalet sous le bras, et invite Octave à le suivre. 

Il est parti par là, suivez-moi. 

Le peintre embrasse Clara, et récupère son béret. 

Merci Monsieur le peintre, grâce à vous, je le sens, je le retrouverai ce malpropre! 

Mais après avoir fait dix pas, le peintre s’arrête, embrasse à nouveau Clara, pendant qu’Octave poursuit sur sa lancée, sans les attendre. Tous trois, le peintre, Clara et le gardien qui sautille derrière, finissent par emboîter le pas à Octave, qui fend la nuit, loin devant, vers le voleur en déroute.

Octave ne pense plus. Il s’abandonne à son corps, qui a véritablement pris la situation en main. Un corps intelligent, perspicace et surtout, étonnamment sensible aux ondes émises par cet autre corps, celui du voleur. À force de ne pas penser et de perdre de l’étanchéité, des idées le piquent, le traversent et pour certaines, s’attardent insolemment dans son esprit. Ce sont des insectes, de la vermine insolente, des choses comme l’illumination est un vampire ou tu pédales dans la vomissure ou le voleur c’est toi ou la vie est belle ou la vérité arrive en ville. Le peintre, Clara et le gardien se tiennent par la main, et tant bien que mal, suivent Octave dans une joyeuse farandole.

La nuit ne sera pas éternelle. À l’intersection de la rue et de l’avenue, une personne sur un banc. Une femme? Un homme? La personne tape sur le clavier de son portable, en équilibre sur ses cuisses. Octave s’éloigne, change de trottoir, mais la personne l’interpelle d’une voix ferreuse, mais surtout, autoritaire. 

Vous, ici! 

Octave lui fait un doigt d’honneur sans s’arrêter. Mais la personne hurle à tue-tête.

JE PEUX BROUILLER LES PISTES! 

Un choc. Octave s’immobilise, terrifié. Penaud, il rebrousse chemin, vient se planter exactement devant la personne. Les trois autres dansent autour.

Vous n’êtes pas en règle, vous n’avez pas inscrit vos amis! 

Mais ce ne sont pas mes amis… 

Il est interdit de marcher sans amis, vous serez composté! 

C’est ridicule, depuis quand est-il interdit de marcher sans amitié? 

Les députés réunis en session d’urgence ont voté la loi il y a vingt-huit minutes. 

Les députés feraient mieux de dormir plutôt que de dérailler, et vous, où sont vos amis, je n’en vois aucun? 

Je ne marche pas, Monsieur Octave, je travaille, la loi ne prescrit pas l’amitié au travail. 

Il n’est meilleur ami que soi-même. 

Faites de ces trois ballerines vos amis, ou vous serez composté. 

Faites-moi rire, il ne vous restera plus grand-chose à composter, mais qu’importe, ce qui reste j’y tiens encore, et si un peu d’amitié peut me sauver, les voici, Clara, le gardien et le peintre, mes amis, inscrivez bien vite, je dois retrouver le voleur. 

La personne tape les noms, et probablement bien d’autres choses aussi, puisque cela dure de longues minutes. La personne referme l’ordinateur, le pose sur le banc, à côté d’elle, se lève et embrasse Octave. Il la repousse et crache.

Ça non! 

La personne se tourne vers le peintre, qui accepte l’embrassade, tout comme Clara et le gardien. 

Un ami en amène d’autres! 

Sans s’attarder au spectacle de cette amitié germante, Octave détale d’un pas de course. Les quatre autres ont du mal à le suivre en dansant, mais au prix d’efforts subhumains, ils y parviennent. Octave file maintenant dans une rue étroite bordée de hauts immeubles qui serpente vers l’est. Derrière, les autres heurtent parfois les murs, qui brisent leur danse. 

Il est là! 

Il en est persuadé, il l’a vu, le voleur est juste là, devant. Il apparaît, mais disparaît aussitôt, à la faveur d’une nouvelle courbe dans la rue. Et ça n’en finit plus, il réapparaît, redisparaît, à gauche, à droite, impossible de voir la fin de cette rue, elle ne traverse aucun boulevard, aucune avenue. 

À courir ainsi, vous remuez l’air de notre rue, vous bouleversez nos flux d’énergie et ruinez l’équivalent de siècles d’efforts, frivoles âmes, hédonistes puants, parachutistes, gaz de schiste! 

C’est une voix. Sans ralentir, Octave regarde au sommet des immeubles, derrière, devant. Pas un seul corps en vue. D’où sort cette voix? Le peintre est d’avis que les murs de béton parlent, peuvent parfois parler. 

Je le sais, certains murs ont la voix de Manuela, mais cette voix-ci, je ne le connais pas. 

Le gardien doute. 

C’est un marxiste-boudhistique anti-universaliste qui… 

De son long doigt, Clara lui clôt les lèvres. 

C’est la voix de la saison.

Octave est en sueur, et les autres aussi. Les cœurs se débattent. Est-ce que cette rue tourne et se retourne jusqu’aux limites de la ville? Octave s’adosse à un mur, se laisse glisser sur l’asphalte. Les autres, de ce côté-ci, de ce côté-là, l’imitent. La fatigue est si grande que le gardien s’endort. Le peintre rote, la personne rugit, Clara rajuste sa robe. Et le voleur? Justement! Octave désespère. 

Je n’ai pas perdu sa trace, et pourtant il m’échappe! 

Incapable! 

Ça, c’est la voix. Toujours aussi désincarnée.

Votre voleur, Octave, vous ne lui mettrez pas le grappin dessus tant qu’il courra! C’est un moustique! C’est une mouche! C’est une mante! Attendez qu’il se pose, et clac, vous l’aplatissez! 

Au son de la voix, qui n’a pas de source, qui vient de partout à la fois, Octave se lève, chancelant.

Qui es-tu, toi la voix? 

Qui je suis, ou ce que je suis, pourquoi t’en soucier, tu tourneras la page et tu m’oublieras. 

Où est le voleur, où se posera-t-il? 

Tu le sais Octave, ton corps le sait, j’ignore pourquoi tu as parcouru toute la ville, croyais-tu oublier ta peur dans la folie? 

Tu mens, j’ignore où se cache le voleur! 

Ne crie pas, calme-toi, ta voix triture nos énergies comme s’il s’agissait de vulgaires feuilles de journaux. Puisque tu refuses de savoir ce que tu sais, je te le dirai, moi, je te le dis pour enfin nous débarrasser de toi et de ta bande, voilà, ton voleur, Octave, tu le trouveras dans la chambre d’hôtel, dans ta chambre d’hôtel, d’où tu n’aurais pas dû t’enfuir en caleçon! 

C’est un boxer! 

Un boxer avec ces émoticônes, quelle vulgarité! 

Que vous importe, vous n’avez pas de cul, vous n’en porterez jamais! 

Vous, si vous avez un cul, vous avez aussi bien du culot, mais trêve de galanterie, vous m’indifférez, et je vous dis ouste, à l’hôtel, vous devriez déjà être en route, continuez sur cent mètres, vous y verrez une porte cochère, vous la poussez, vous entrez et prenez le premier corridor à gauche, vous aboutirez sur une cour intérieure, vous choisirez la deuxième porte en partant de la droite, un passage s’ouvrira devant vous, il vous mènera à un rideau de fer, vous le levez, vous sortez, et vous y serez, net devant votre hôtel. 

Vous mentez!

DÉGUERPISSEZ! 

Intimidé pas la voix, Octave obtempère et suit le chemin indiqué. Dans son sillon, les quatre ont retrouvé suffisamment d’entrain pour un pas de quatre. Ils pénètrent dans l’hôtel, et Octave marque une pause. Il saute jusqu’à l’accueil pour vérifier son ticket de loto : il a gagné quinze millions. 

Youpi! Je m’achèterai un château et je serai roi! 

Malgré sa soudaine indépendance de fortune, et l’inutilité de retrouver ses vêtements et son portefeuille, il rejoint les quatre danseurs, et ensemble, ils montent jusqu’à la chambre. Là, un spectacle navrant les attend. La presque-fiancée gît en travers sur le lit, cuisses ouvertes, jambes pendantes. Du placard, s’échappe un pied chaussé. Le voleur! Clara et la personne, Octave et le peintre, le gardien avec lui-même, tous dansent et chantent autour du lit. Ils frappent des mains autant qu’ils frappent la presque fiancée, qui finit par se réveiller. Elle grimace. 

Toi! 

Octave lui tapote l’oreille. 

Demain, tu seras ma reine! 

Tu es mort! 

Mais non, je suis là! 

Tu vis, tu meurs, tu vis, tu meurs, tu vis, tu meurs, j’en ai marre! 

Je vis! 

Tu es mort, regardes dans le placard! 

Le gardien ouvre le placard, Clara s’étire le cou et observe, le peintre sort un crayon de sa poche et dessine la scène sur le mur, à grands traits, la personne se frotte le menton. 

Il n’y a personne dans le placard. 

Le gardien est formel. La presque-fiancée se lève d’un bond. 

C’est impossible, il est mort. Octave est mort! C’était toi, Octave! Tu avais retrouvé de la vigueur, mais tu manquais de retenue, tu y es allé trop fort et tu as flanché, paf, pouf, sur le dos, fini, inerte. J’ai vérifié le pouls : rien. Je t’ai poussé dans le placard, moi fallait que je me repose. Et maintenant tu es là?

Le peintre cesse de crayonner, et soupire.

La mort, c’est quand même quelque chose. 

Le gardien lui prend l’épaule, hoche la tête. 

Oui, la mort c’est… c’est… c’est quelque chose…

Une semaine plus loin. Tout le monde dort dans le château d’Octave 1er, où des chiens, des chats, un gardien, mille autres gardiens, les protègent des voleurs et de tout, de tout.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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