Roco le maire marche de long en large devant le petit banc installé devant le petit hôtel de ville de Beaupin. Un comportementaliste conclurait que Roco s’inquiète. Beaucoup.
Roco: Les administrés ne se rendent pas compte. Jamais. Ils vous voient à la télévision assis sur cette espèce de trône vissé sur une espèce d’estrade devant une espèce de conseil réuni avec une espèce de solennité, et ils s’inclinent. Votre honneur qu’ils susurrent – et moi qui ai de ces récurrentes flatulences… Les administrés ne se rendent pas compte. Parce que mon labradoodle Richard, à qui je confie tout, vous le confirmera: quand un homme se transforme en maire, il perd tout. Sa substance se liquéfie, et très très rapidement, elle s’écoule par tous les orifices et se perd dans l’atmosphère, le ciel et les égouts, et vous ne la retrouvez jamais. C’est un deuil, un deuil terrible parce qu’il faut le consommer le sourire aux lèvres, la fleur à la boutonnière, l’assurance à la pupille. Vide! Votre Honneur promène sa conque qui charme les foules et les particuliers de sa voix si musicale et profonde, creuse et fleurie. Dès le lendemain de son élection, à sept heures quarante-trois, il reprend le sentier de l’enchantement, sa baguette magique d’une main, sa boule de cristal de l’autre, et sans relâche, pour les quatre prochaines années, il devra à nouveau jongler avec les esprits, les coeurs et les intérêts, pour que les électeurs le sacrent maire, une fois de plus. Ma charge me pèse. Je n’ai pas le temps d’être maire, et pourtant ça m’aurait plu, sans plaisanter. Pourquoi me suis-je lancé dans cette aventure! Moi qui pourtant aimais la vie, le bon café et la rosée.
Pendant que Roco parle, les yeux loin, mais pas trop tout de même, devant lui, un homme surgit des nimbes de droite, et s’arrête pile derrière lui. Boucho, le propriétaire de l’usine de fabrication de frondes Boucho & Petit Fils, fulmine. Un comportementaliste conclurait que Boucho s’inquiète. Beaucoup.
Boucho: Roco! La seconde est grave! Un fléau nous menace!
Roco s’immobilise, et lentement, se tourne vers Boucho.
Roco: Mon honneur vous salue, Boucho. Je ne vous attendais pas avant midi.
Boucho: Je dois changer votre horaire, maire. Annulez tous les rendez-vous prévus ce matin, vous devez m’aider à préparer l’offensive.
Roco: Quelle est la menace?
Boucho: La banqueroute. Voilà son nom. Invisible, inodore, incolore, mais implacable.
Roco: Les administrés n’achètent plus de vos frondes, malgré l’introduction des nouvelles couleurs à reflets métalliques?
Boucho: Ils les boudent. Ils préfèrent organiser de gigantesques pique-niques, se promener à bicyclette dans les bois et peindre des murales sur le béton de nos entrepôts. Rien ne va plus. Les profits dégringolent, les machines fonctionnent au ralenti, les fournisseurs rouspètent. Vos administrés vivent dans un monde parallèle. Ils ne se rendent pas compte que leurs écarts de conduite entraîneront des mises à pied, du chômage, ce qui les égratignera tous. Pas d’emplois, pas d’achats, et pas d’achats, fini le commerce. Pas de commerce, pas d’administrés. Pas d’administrés, pas de ville. Pas de ville, si petite soit-elle, pas de maire.
Roco: Pas de maire, pas de Roco.
Boucho: Beaupin doit déclarer la guerre à Beauveau.
Roco: La guerre donc. Quand cela?
Boucho: Ce matin même. Je n’ai pas modifié votre horaire pour cet après-midi, vos rendez-vous auront lieu. Je gérerai les détails de cette guerre, qui générera une croissance du produit intérieur brut de Beaupin de quinze pour cent cette année. Ne vous inquiétez pas, Roco, nous serons toujours là pour financer vos efforts habituels, et assurer votre réélection dans quatre ans.
Roco place ses mains en porte-voix, relève le menton et embrasse l’horizon du regard.
Roco: Beauveau, nous te déclarons la guerre! Votre refus de négocier une solution juste, et la menace constante que vous faites peser sur tous nos administrés nous contraint à prendre ces mesures extraordinaires dès aujourd’hui.
Boucho: Je crois que ça ira. Maintenant, faut rappeler aux administrés d’acheter des frondes.
Roco: C’est vrai. J’oubliais… Administrés de Beaupin, armez-vous face à l’agression ennemie! La politique belliqueuse de Beauveau nous fait craindre le pire! Armez-vous de frondes! Face aux armes de destruction éléphantesques de Beauveau, armez-vous deux fois, armez-vous trois fois, armez-vous quatre fois!
Boucho: Cinq fois, ça ne ferait pas de mal.
Roco: Armez-vous cinq fois!
Boucho: Ça ira. Allez, vous avez du boulot, et moi aussi. Nous trinquerons bientôt à la victoire!
Boucho part par où il est arrivé, et Roco le suit, quelques secondes plus tard. Du temps passe, comme c’est devenu une habitude. Roco revient devant le petit banc.
Roco: Je n’avais pas prévu cela. Évidemment, je ne prévois rien. Tout de même. Tout cela.
Boucho le rejoint, joyeux.
Boucho: Vingt-cinq pour cent! Vous vous rendez compte, Roco? Le produit intérieur brut de Beaupin a bondi de vingt-cinq pour cent!
Roco: Je n’ai plus d’administrés.
Boucho: Les dégradations collatérales ne doivent pas vous voiler le tableau d’ensemble. Boucho & Petit Fils n’a jamais si bien fait!
Roco: Vous avez vendu des frondes aux administrés de Beauveau.
Boucho: Juste observation. Notre société a toujours respecté son code d’éthique: pas de favoritisme!
Roco: Beauveau a remporté la guerre. Je n’ai plus d’administrés.
Boucho: C’est vrai. J’ai annulé tous vos rendez-vous. Beaupin n’a plus besoin de maire. Conséquemment, vous n’êtes plus maire.
Roco: Je n’ai plus rien. J’ai peur de disparaître. M’abandonneriez-vous?
Boucho: Vous avez de jolis vêtements Roco. J’y vais. Je dois gérer la croissance et la prochaine guerre, entre Beauveau et Beaumont cette fois.
Boucho part vers où il est arrivé, suivi quelques secondes plus tard de Roco. Le banc devant l’hôtel de ville n’a pas bougé.
Michel Michel est l’auteur de Dila