Ô ma nature!

Là où je vis, il y a un loup qui hurle du matin au soir, par intermittence. Au début, j’avais peur, surtout pour les enfants. Même si j’en ai plusieurs, je n’aurais pas aimé qu’il m’en prenne un, ou deux. On a beau dire, un enfant, même si ça se fait vite, c’est presque irremplaçable. On s’y attache, que voulez-vous, c’est plus fort que soi.

Alors le loup.

J’ai consulté les voisins, ceux qui vivent ici depuis toujours. Impossible d’en tirer quoi que ce soit. D’abord, ils refusent de me laisser entrer chez eux, je dois leur parler à partir de la rue. Leur crier plutôt, parce qu’à cette distance, il en faut du poumon pour atteindre l’autre. J’ai beau m’égosiller, tenter de les séduire, de me montrer sous mon plus beau jour. Pas facile quand il faut hurler à s’en déchirer la gorge. Surtout quand l’autre ne répond pas. Ceux, les rares qui répondent, le font sans hausser la voix, si bien que je n’entends rien.

Je n’ai rien appris sur le loup.

Il y a bien les marchands. Heureusement les marchands. Pas le boulanger, pas le boucher. Eux, ils sont seuls, ne se sentent pas tenus de parler, d’être gentils. Si vous n’achetez pas chez eux, vous devrez rouler trente-cinq kilomètres jusqu’au prochain village. Par contre, il y a trois marchands de glace, cinq garages, trois salons funéraires. Même si je ne mange pas de glace, j’en achète, et même si ma voiture est en bon état, je la fais vérifier, revérifier, on est jamais trop prudent. Comme je n’ai pas de cadavre à portée de la main, je ne fréquente pas les salons funéraires.

Enfin, le fameux loup.

J’ai pu glaner, entre les glaces et les courroies de transmission, trois informations précieuses. Trois. D’abord, le loup est noir, avec un peu de poil blanc sur le poitrail, ce qui serait rare et signe, folklore local, d’une malédiction. Secondo, le loup n’est pas seul, sauf qu’on ne voit jamais la meute, qui se tient à bonne distance du village. Tertio, le loup n’a jamais ni mangé ni attaqué un villageois. Idem pour son ascendance jusqu’à 1759. Par contre, il semble qu’il attaque régulièrement des citadins. Folklore local ou malin plaisir à m’effrayer?

Évidemment, je me suis empressé de vérifier sur internet. Rien. Le village ne parle pas de son hurleur sur internet. Je n’étais pas rassuré, je commençais à m’inquiéter. Dans ce village, on est lent à sympathiser avec les citadins. Je me demandais, tout bas pour qu’ils ne m’entendent pas, s’ils ne s’en débarrassent pas de temps en temps. En blâmant le loup.

Pauvre loup.

Pour en avoir le cœur net, j’ai demandé une audience avec le maire, qu’il m’a accordée trois semaines plus tard. Cinq minutes. Il a refusé de parler du loup. Pas dans sa juridiction.

Oh ce loup!

J’ai du mal à me concentrer, j’ai du mal à dormir. Il hurle trop fort, trop souvent. Moi qui croyais que les loups ne hurlaient qu’à la pleine lune, comme dans les contes. Enfin, je n’y croyais pas vraiment, mais tout de même, hurler tous les jours! Faut que sa vie soit d’un ennui! Certaines nuits, quand j’arrive à m’endormir, je rêve qu’il marche sous ma fenêtre, qu’il nous guette, ma famille et moi.

Faim de loup.

Nous avons acheté cette maison d’été, à l’orée des bois, pour profiter du paysage de la montagne. Pour les promenades, les aventures. Nous aurions peut-être dû parler aux locaux avant de signer. On peut toujours revendre. La mer, c’est bien aussi, et il n’y a pas de loups.

Au loup!

Il est devant moi, sur le sentier. Noir. Noir avec du blanc sur le poitrail. C’est bien lui. Pourtant, ce sentier, j’y marche tous les matins avant le réveil des enfants, et je n’ai jamais vu de loup. Ses hurlements montent de bien plus loin, pas ici, juste derrière chez moi. En voilà d’autres. Deux autres, puis encore deux, et encore. Combien sont-ils?

Au loup!

Je me sens con, seul au milieu de cette meute. Sans mon téléphone. J’aurais pu prendre une photo, j’aurais pu appeler au secours. Mais qui? Ces villageois ne se dérangeront pas pour moi. Nous qui songions à nous installer définitivement dans un joli petit village. C’est vrai. Nous travaillons en ligne, essentiellement. Tout ce dont nous avons besoin, c’est d’une connexion à internet et une nourriture de qualité. Et du vin.

Sales loups!

Parlant de nourriture de qualité, ces canins hérissés me semblent intraitables. Ils ont faim, et je suis au menu. Je vais y passer. Vraisemblablement.

À l’aide! Au loup! Au loup!

Ils attendent que je m’affaiblisse! Partons en paix! Ne cédons pas à la panique. Soyons gracieux, dans ces derniers moments. Ô ma nature! Je viens à toi! Je t’ai polluée, oui, mais j’ai beaucoup recyclé! Papier, plastique, bouteilles de vin. Compost aussi! Parfois, pas toujours. Et j’ai fait plein d’enfants. Je ne les compte plus, tellement ils sont nombreux.

Hey, les loups!

Qu’est-ce qui leur prend? Qu’ont-ils à partir en agitant la queue! C’est pas que je tenais à périr, mais pour une fois, j’étais prêt. Total zen!

Les loups?

Qui est ce villageois? Je ne l’ai jamais vu? Tous les loups autour de lui, comme s’il était le chef. Il y avait un film sur ça, que j’ai vu quand j’étais môme. Que me raconte-t-il? Ce sont ses chiens? Des chiens? Quoi? Des alaskan malamute?

Y a pas de loup.

Monsieur, personne ne m’a dit… Je croyais que… Vous avez ri, quand j’ai dit Ô ma nature?

Traitement en cours…
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Le sens de l’humour se perd

Le sens de l’humour se perd

Une place publique, un homme et une femme dans la trentaine qui se disputent, un passant qui passe et repasse. On ignore pourquoi ces gens, qui ressemblent, posés ainsi l’une face à l’autre, à un couple, ont des mots.

FEMME: Et, c’est toujours, toujours comme ça les vendredis après-midi! Toujours!

HOMME: Si au moins tu décomposais le problème, tu réaliserais que ta situation est enviable, que je n’ai à me reprocher que ma générosité et ma patience.

FEMME: Décomposer! Le voilà qui parle de décomposer! Autant me demander de tout avaler et de m’asseoir tranquillement pour disséquer le cœur du problème comme si raisonner sur les parties nous éclairera sur le tout! Tu vois, tu te réfugies derrière des analyses creuses pour fuir tes promesses!

HOMME: Des promesses! Fais-moi rire! Tu sais aussi bien que moi que cette situation dépasse ou devance, comme bon te plaira, quelque promesse que ce soit! Nous n’en sommes pas là!

Le passant qui passe et repasse s’arrête.

PASSANT: Antoine! C’est bien toi! J’allais, je venais, j’ai d’abord reconnu ta voix, mais avec tes gestes, tes bras qui valsent, je ne parvenais pas à voir ton visage. Mais c’est bien toi! Oh mon chou! Pourquoi ne m’as-tu pas rappelé?

FEMME: Mon chou?

HOMME: Je ne le connais pas. Il se méprend.

PASSANT: Voyons, Antoine! Ne fais pas cette tête-là! Il y a deux jours à peine, je ne t’ai pas oublié. Tu as promis, juré.

HOMME: Monsieur, s’il vous plaît, vous interrompez une conversation importante. Je vous en prie, laissez-nous.

FEMME: Il semble bien te connaître.

PASSANT: Oh je vois, ton amie ne sait pas, je veux dire, pour toi, pour nous.

HOMME: Mais qui êtes-vous?

PASSANT: Quand tu m’as dit j’aime ton p’tit cul grec!

FEMME: Quoi? Il vous a dit ça!

HOMME: Il raconte n’importe quoi.

FEMME: J’aime ton p’tit cul grec! J’aime ton p’tit cul grec! Tu le répètes toutes les fois! Qui d’autre dit ça!

PASSANT: Il vous le dit aussi? Comme c’est charmant. C’est vrai que vous avez un joli…

HOMME: Ça suffit, déguerpissez, ou je vous fous mon pied au cul! Grec ou pas!

FEMME: Attendez, monsieur, attendez. Où l’avez-vous connu?

PASSANT: Ici, juste ici sur cette place. Il est venu chez moi. Vous voyez cette première rue près de la buanderie, j’habite dix mètres plus bas.

FEMME: Vous l’avez vu… souvent?

PASSANT: Oh non. Moins d’une dizaine de fois.

FEMME: Une dizaine!

HOMME: C’en est trop. Il déconne. Il divague. Il invente. Regarde-moi, crois-tu que je pourrais…

FEMME: Je crois que oui. Après ce qui s’est passé il y a vingt minutes. Après tout ce qui s’accumule entre nous.

HOMME: Ne mélange pas tout. Laisse donc ce type de côté, c’est un hurluberlu que je n’ai jamais vu, c’est un rigolo qui se paye notre tête.

PASSANT: Un rigolo! Ça, tu as raison, Antoine!

HOMME: Je ne m’appelle pas Antoine! Bon sang, dis-le-lui, je ne suis pas Antoine! Tu vois bien qu’il délire!

FEMME: Et mentir? Ça ne te dit rien, mentir? Tu vois, tu n’oses pas nier. Parce que tu m’as menti. Chaque fois un petit mensonge, un tout petit.

HOMME: Bien sûr, mais…

FEMME: Tu es un menteur!

HOMME: Ne crie pas.

FEMME: Tu me dégoûtes! Dire que j’y croyais encore. Pas beaucoup, mais un peu. Et maintenant, ça!

PASSANT: Ne faites pas attention à moi, je ne suis qu’un rigolo, je…

HOMME: Tu me fais mal! Ne me serre pas les bras… Pourquoi me pousses-tu?

FEMME: Tu me tues! Je ne croyais plus en personne, et j’ai tout misé sur toi! Ah! Tes paroles piégées! Tu me tues!

HOMME: Que fais-tu avec ce couteau! Non! Tu es folle! Au secours!

FEMME: Tu me tues!

PASSANT: Je le répète, je suis un rigolo. Madame, je plaisantais!

FEMME: Tu me tues!

PASSANT: Mais cessez donc! De grâce, cessez d’assassiner, Madame!

HOMME: C’est trop… quel… quel non-sens…

PASSANT: C’était une plaisanterie! Une plaisanterie! Je ne le connais pas, ce monsieur! Je passais, je repassais. Je ne suis qu’un rigolo.

HOMME: Ma… ma vie…

FEMME: Ta vie! Comment oses-tu! Tu l’as volée, la mienne! Prends ça!

PASSANT: Peine perdue. Tout ce sang! Ah ces gens… Le sens de l’humour se perd. Dommage.

Traitement en cours…
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