La cuvette

Il y a des jours où, l’esprit fatigué, l’impulsion dicte nos décisions et nos gestes les plus banaux, mais qui ont, hélas, des conséquences terribles.

J’étais devant la cuve de la toilette, prêt à me libérer d’au moins sept cent cinquante-trois millilitres d’urine, quand j’aperçois un charançon sur le mur, juste au-dessous du rouleau de papier hygiénique. Un horrible charançon dans ma maison! Sans y réfléchir, j’attrape la bête avec un bout de papier, et je la lance dans la cuve. Fini, on n’en parle plus, je retourne à mes pensées.

Eh bien non.

Le charançon était dans l’eau, près du papier. Peut-être pas encore noyé, mais bien là. Le temps d’un clignement d’œil, je regarde à nouveau. Disparu. Plus de charançon. Il aura réussi à sortir de la cuvette, j’ignore comment, mais il s’est sauvé. Sauf que je ne le trouve nulle part dans la salle de bain, pourtant pas mal petite et claire.

Un autre clignement d’œil, et j’avale une grande tasse d’eau! Que se passe-t-il? Je suis nu, immergé dans une piscine. Je ne reconnais rien autour de moi, tout est blanc, et cette piscine ronde, je n’ose y croire, mais croyez-moi, c’est la cuvette! Je baigne dans la cuvette! Je sais que c’est impossible, mais je n’ai pas le temps d’y réfléchir: je dois nager pour ne pas couler. Évidemment, je me dis que c’est un cauchemar, que j’en sortirai bientôt, mais dans l’intervalle je sens que je ne dois pas me laisser aller. Situation invraisemblable, je présume tout de suite que je me suis transformé en charançon. Ce serait logique, puisque j’ai pris sa place dans la cuvette. Ce n’est pas le cas. Je suis encore moi, humain, mais pas mal rétréci. Un centimètre, et je suis généreux.

Je nage, je nage, je tente de sortir de l’eau, de m’évader de cette prison aqueuse. Impossible, les parois sont trop abruptes, trop glissantes. Je fais la planche, sur le ventre, sur le dos, je nage en petit chien, je ménage mes efforts pour conserver mon énergie, et j’attends que le cauchemar prenne fin.

Comme je vis seul, il n’y a pas de danger qu’on tire la chaîne, mais en revanche, il y a peu de chance qu’on m’aperçoive, diminué et flottant. Alors me vient une idée. Une idée que j’aurais pu qualifier de génie si je l’avais eu plus tôt. Suffit de découper de petits bouts de papier et de les coller sur la paroi en pente de la cuvette, directement sur le devant. Le papier va sécher, et je pourrai m’y agripper pour sortir de l’eau. Et je collerai autant de petits bouts de papier qu’il en faudra pour me tirer de cette cuvette. Ce sera long, j’en suis conscient, mais j’ai enfin trouvé ma voie de sortie.

Alors je colle j’attends, je grimpe d’un pas, je colle à nouveau, j’attends, je grimpe de deux pas. Arrivé au rebord, c’est plus délicat. Comment escalader ce dernier obstacle parfaitement vertical? Je colle de plus longs bouts de papier, afin de m’y agripper, mais à la première tentative, ça cède et je glisse dans la cuvette. Plouf! Petite crotte humaine épuisée! Je ne perds pas espoir. Je colle un nouveau bout de papier, mais cette fois, je suis déterminé à attendre plus longtemps, à attendre le temps qu’il faudra.

J’ai attendu toute une journée, mais ce n’était pas suffisant. Puis j’ai attendu deux jours, trois jours, cinq jours. Au bout d’une semaine, ça semblait enfin solide, mais je n’avais plus, dans les bras, la force de me soulever. Je me suis retrouvé pendu à la paroi verticale, incapable de me soulever jusqu’aux rebords, jusqu’à ma libération. Au bout de douze minutes dans cette position, mes muscles ont lâché prise, et une fois de plus j’ai fait le grand plongeon.

En désespoir de cause, je bois l’eau de la cuvette, je mange des petits bouts de papier, mais je m’amenuise. J’y suis encore, d’ailleurs, je tiens bon. Si vous passez par là, s’il vous plaît, arrêtez-vous chez moi, libérez-moi. Surtout, ne tirez pas la chaîne. Merci.

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