Quatre heures du matin, je veille à ma fenêtre, celle qui donne sur le boulevard. T’en souviens-tu, cette fenêtre où tu aimais boire ton café le matin? C’est de là que je t’ai aperçue la première fois où tu nous a rendu visite dans ce nouvel appartement, c’est aussi de là que je t’ai vue t’éloigner avec Célestin, ton iguane qui ne m’a jamais aimée.
Je ne t’écris pas parce que tu étais à la télé, tout à l’heure. Tu y es si souvent, sans doute beaucoup plus souvent que je m’en rends compte. Tu sais à quel point je n’ai jamais pu supporter la télé, cette machine à mythes qui me donne la nausée quand je m’y attarde.
Je t’écris parce qu’il y a longtemps que j’y songeais, au moins depuis ce jour où avec Célestin tu a jugé bon de disparaître. Il y a un mois. Il y a un an. Ne hoche pas la tête, oui, il y a onze ans, trois mois, deux jours. Combien de livres as-tu publiés depuis? Au moins cinq, sans compter les collaborations à droite et à gauche. Surtout à droite, n’est-ce pas?
On m’a dit que tu vivais dans une petite maison au milieu des plaines, seule avec tes chiens et Célestin. Ça vit combien de temps, un iguane? Reviens-tu parfois par ici, ma petite sœur? Tu savais que Hanks et moi, c’était fini depuis quatre ans? Il tenté de te rejoindre, pas vrai? Il voulait poursuivre avec toi ce petit rêve que tu as fait naître. Pauvre nigaud. Comme tu as dû lui briser ses illusions! J’imagine ton air ahuri, ta totale incompréhension quand tu l’a vu à ta porte.
Tu es arrivée chez moi, tu as pris tout ce que tu désirais, et je t’ai encouragée, je t’ai abandonné tout ce que j’avais, toi ma chère petite, toi à qui j’aurais donné ma vie. Tu es partie sans me remercier, qui l’aurait fait, et tu m’as oubliée.
Depuis longtemps, je voulais te dire que l’appartement a commencé à se contracter dès le jour où tu es partie. C’était grand, ici, tu t’en souviens? Assez grand pour y organiser des partys, et nous en avons eu, oh oui, tous ces gens, nous dansions, nous rions aux éclats. Mais après ton départ, l’espace s’est fait plus rare, l’air moins respirable. Il n’a fallu que deux années pour que perdions le grand salon et la chambre d’amis, ta chambre. Hanks se plaignait continuellement, il ne supportait pas de se sentir aussi à l’étroit. Moi, je crois que j’attendais un mot de toi, et je lisais tes livres où je ne reconnaissais rien, où j’avais du mal à t’imaginer.
Quand nous avons perdu la moitié de la cuisine, Hanks est parti. Il suffoquait. Je ne l’ai pas retenu. Je ne retiens personne. Il ne m’a jamais écrit, à part une fois où il m’a demandé de lui envoyer ses livres de philosophie. Je les avais déjà brûlés.
Aujourd’hui, je n’ai plus que cette petite pièce, cet ancien boudoir d’où je t’écris. Tu ne pourrais pas revenir chez moi, je ne saurais où t’installer. Ah, bien sûr, tu pourrais prendre ma place, mais à quoi bon. Qui voudrait vivre seule, ici, dans un espace exigu? Et qui le sera davantage, avec le temps.
Tu sais, si je te revoyais, je ne te tuerais pas. Je t’embrasserais, et je te donnerais tout ce que j’ai.