Nausée froide

PAUL: T’as vu le prix de ce livre? Non, mais regarde! Regarde!

CHARLIE: Dix-huit dollars quatre-vingt-quinze cents. Le prix habituel. Rien pour t’enflammer.

PAUL: Dix-huit dollars quatre-vingt-quinze cents pour cent quarante-quatre pages. Poids total: deux cent vingt-sept grammes. Ça nous donne huit cents et demi le gramme, ou encore, treize cents la page. Tu te rends compte!

CHARLIE: L’auteur, il en a mis du temps à l’écrire sa page. C’est son salaire, en quelque sorte.

PAUL: Son salaire! Et moi, qui ne suis pas médecin, si je mettais dix heures, et même vingt heures à te greffer un nouveau rein, tu crois qu’on m’en verserait un salaire? On me foutrait en prison, oui! Qu’on les foute en prison, ces voleurs!

CHARLIE: T’as encore bu.

PAUL: Ça ne change rien à l’affaire. On nous spolie, très cher. Il faudrait obtenir une injonction pour empêcher ces gens de nous dérober des dollars durement gagnés.

CHARLIE: T’as qu’a pas les acheter, leurs livres. Je ne vois pas pourquoi tu t’énerves. Personne ne te pousse à acheter leurs livres.

PAUL: Ma conscience m’y pousse! La salope. Un livre, ce n’est pas rien. C’est ce que notre monde nous offre, c’est ce que notre culture nous sert pour nourrir l’élan de liberté qui bouille en nous. Oh, ils sont bien beaux, leurs livres. Jolies couvertures, bien reliées, ils ont vraiment fière allure. Jusqu’à ce qu’on les lise.

CHARLIE: Ils ne sont pas tous moches.

PAUL: La plupart le sont. Viens par ici. Regarde en bas de l’escalier, dans le sous-sol. Tu vois cette pile de livres? Que des nullités. Eh bien, cette seule pile m’a coûté une voiture neuve. Pendant ce temps, je n’ai conservé qu’une dizaine d’ouvrages. Une dizaine!

CHARLIE: Au moins, ça encourage la relève.

PAUL: Pas grand-chose de relevé ici.

CHARLIE: T’es con. Tu devrais lire une page ou deux, avant d’acheter. C’est pourtant facile de les repérer, les nullités. Toujours les mêmes formules pour vendre leur salade: écriture parfaitement maîtrisée, ou encore, plume d’une profonde sensibilité, ou sans prétention, ou en toute humilité, et autres formules qui signifient, à tous coups, écriture d’une banalité déconcertante. Ils ont des subventions, que veux-tu, ils en profitent, et ils impriment, ils impriment, l’industrie du livre, c’est du sérieux.

PAUL: Tu crois que je pourrais les vendre, tous ces livres? Ça me permettrait peut-être de rembourser mes dettes.

CHARLIE: Faut pas rêver. Personne ne veut les lire. Et je parie qu’ils sentent l’humidité. Balance tout ça au recyclage, tu auras fait une bonne action. Tout ce temps que tu as perdu. Tout cet espace dans le sous-sol! Tu pourrais y installer une table de ping-pong. Ou de billard, mais c’est plus cher. 

PAUL: Je sens que je serai malade. Je le sens.

CHARLIE: Tu verdis.

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