Un pont au-dessus d’un torrent. Cent deux mètres plus bas, des eaux tumultueuses, des rocs à vif, un grondement continu.
Un homme, la trentaine, jeans, t-shirt, arrive de la rive droite, pendant qu’un autre homme, la cinquantaine, complet veston, sérieux, arrive de la rive gauche. Sans se regarder, ils s’arrêtent tous deux au milieu du pont, sur des trottoirs opposés. Dos à dos, chacun regarde le torrent qui les appelle.
Chacun soupire, chacun jette un coup d’œil circulaire et aperçoit l’autre.
JEUNE & VIEUX (simultanément): Que faites-vous là?
JEUNE: J’ai affaire ici.
VIEUX: Mes affaires vont mal.
JEUNE: Vous voulez sauter? C’est ça? Parce que c’est le bon endroit, tout le monde vient ici. C’est connu.
VIEUX: Sauter? Vous voulez rire!
JEUNE: Craignez rien, je ne vais pas vous en empêcher.
VIEUX: Et vous? C’est pour sauter que vous vous arrêtez au milieu du pont?
JEUNE: Oui. C’est ainsi. Mais je n’ai pas trop envie d’en parler. Vous voyez, je croyais être seul.
VIEUX: Moi aussi. J’espérais être seul. Enfin, l’être encore un peu. Parce que seul, je le suis depuis quelques semaines maintenant.
JEUNE: Qui n’est pas seul! C’est pas une raison pour sauter. Vous déconnez.
VIEUX: Vous, c’est quoi?
JEUNE: C’est moi. Je suis constitué tout de travers. Ça n’a jamais fonctionné. J’avais un amour, je l’ai maltraité, je l’ai perdu. J’en ai trouvé un autre, je l’ai maltraité, je l’ai perdu à nouveau. C’est ainsi depuis que j’ai vingt ans. Je ne garde rien. Ni les emplois, ni les amours, ni les amis. Rien. Ce qui m’enquiquine, ce n’est pas la solitude. Ça, parfois, j’aime bien. Non, c’est cette irrésistible pulsion à tout détruire. Tout détruire.
VIEUX: Je vois. Faudrait voir un psy, mon gars. Sans doute un truc dans votre jeunesse, un traumatisme. Commun. Ça se traite.
JEUNE: Les psy sont chers. Et vous?
VIEUX: J’ai travaillé toute ma vie pour être riche. À quarante ans, je l’étais, riche. Millionnaire. Plein de millions. Une femme, des enfants, des propriétés. Puis une autre femme, d’autres enfants, d’autres propriétés. D’un divorce à l’autre, ma fortune a fondu. Alors j’ai voulu me refaire, j’ai diversifié mes investissements, j’ai pris des risques, et j’ai tout perdu. Plus que perdu. J’ai l’honneur d’avoir quelques millions de dettes. Je suis fatigué. pas le goût de tout reprendre.
JEUNE: La honte totale, quoi.
VIEUX: Il y a de ça, oui. Ils m’ont tous tourné le dos.
JEUNE: Mais enfin! Tout perdre, quand on est millionnaire! C’est pas fute fute.
VIEUX: Je vous en prie.
JEUNE: Faut le reconnaître. Vous bossez comme un fou pour avoir du pognon. Vous l’obtenez. Mais vous trouvez le moyen de tout gâcher. Ça ne tourne pas rond, là-haut!
VIEUX: Restons polis, nous ne nous connaissons pas, tout de même.
JEUNE: Moi je n’ai jamais rien obtenu, vraiment. Mais vous! Le succès, et monsieur s’arrange pour pulvériser des décennies d’efforts! Pathétique.
VIEUX: Jeune homme! Je ne permettrai pas qu’on m’insulte.
JEUNE: Vieux con.
VIEUX: Jeune vaniteux.
JEUNE: Incapable.
VIEUX: Je vais vous apprendre!
Le cinquantenaire agrippe le jeune homme, et avant qu’il n’ait pu réagir, le balance dans le torrent. Au même moment, des policiers, alertés par des témoins, foncent sur le pont. Ils ont tout vu.
Comdamné pour meurtre, le ruiné pourrit en prison, où on le surveille de près. De temps en temps, il subit la colère de ses nouveaux confrères.