À quoi bon

Gina n’est plus qu’un petit morceau de chair qui s’assèche, qui meurt tranquillement sur un lit d’hôpital d’une propreté éclatante. Dans quelques heures, dans un jour ou deux tout au plus, il n’y aura plus de Gina. On le lui a confirmé, mais surtout, elle le sent.

GINA: J’espère qu’ils viendront.

INFIRMIÈRE: Ils viennent tous les jours, vous le savez bien.

GINA: Oui.

INFIRMIÈRE: Je crois qu’ils sont déjà là, dans le corridor.

GINA: J’ai tant à leur dire!

INFIRMIÈRE: Voici votre mère.

MÈRE: Ma petite Gina!

GINA: Maman! Je n’aurais jamais pensé en être là si tôt.

MÈRE: On ne choisit pas son heure. Tu es bien courageuse ma petite!

GINA: Avant de partir, je voudrais…

MÈRE: Tu me rappelles ma cousine Rose. Je t’ai parlé de Rose, n’est-ce pas? La fille de ma tante Léa. La pauvre petite Rose. Elle avait mon âge. Un beau matin, ils lui ont trouvé une leucémie. Tante Léa était consternée. Ils ont même dû l’hospitaliser, à un certain moment, tellement elle était affectée. Toute la famille était bouleversée. Rose. J’étais toujours avec elle, nous étions plus inséparables que deux jumelles. C’était une fille si intelligente. Nous avions ce projet, écrire un roman fantastique. Même si nous n’étions que des gamines, nous étions sérieuses, nous notions toutes nos idées, nous avions déjà écrit une dizaine de pages lorsqu’elle est tombée malade. Elle a traîné pendant des mois, la pauvre. J’avais perdu l’appétit, j’étais complètement désemparée. Dans les dernières semaines, elle était méconnaissable. Enfin, c’est ce que mes parents m’ont raconté plus tard, lorsque j’ai été en âge de comprendre, parce qu’on m’interdisait de la voir. On craignait que cela ne m’affecte trop, que cela ne me traumatise pour des années. J’ignore, ma chère Gina, à quel point cela m’aurait traumatisée, mais je puis t’assurer que son trépas et sa mort m’ont diminuée. Je n’étais plus moi-même, j’avais perdu une partie de mon être, et j’avoue que j’ai vécu toute ma vie avec ce vide en moi, ce trou béant où j’ai parfois craint de m’abîmer.

La mère verse quelques larmes, tout en tapotant la main de Gina. Elle s’essuie les yeux, se redresse.

GINA: Je voulais te…

MÈRE: Repose-toi ma fille, repose-toi. Je reviendrai.

GINA: Mais maman, je voulais te dire que…

La mère pousse déjà la porte, disparaît dans le corridor. Quelques minutes plus tard, un homme entre tout doucement, sur la pointe des pieds.

GINA: Frank! Entre, mais entre donc! Je ne dors pas.

FRANK: Gina! Ah mon amie! Dans quel état te voilà! Je n’aurais jamais cru.

GINA: Frank, oh Frank. Tu te souviens quand nous nous moquions de la mort!

FRANK: C’était stupide.

GINA: Non. Je pourrais encore m’en moquer. D’ailleurs, il n’y a qu’à toi que je peux le dire, je…

FRANK: Excuse-moi de t’interrompre. Mais à te regarder, là, étendue sur ce lit, si pâle, je m’y revois, sur un lit identique, tout près d’ici d’ailleurs, l’étage d’en dessous. Deux semaines à l’hôpital. Je ne t’en ai jamais parlé?

GINA: Si, plusieurs fois, tu…

FRANK: Une petite distraction, une fraction de seconde, et bang! Ma moto sur le poteau! Et j’ai volé! Je me revois encore. Projeté par l’impact, je volais. Tout ça s’est déroulé à une vitesse folle, mais pendant que j’étais dans les airs, je remerciais le hasard qui m’avait fait enfiler ma veste de cuir, ce qui limiterait les blessures. Vraiment! J’ai eu le temps de me faire cette réflexion, comme si le temps s’était soudain arrêté. Quelle chance! Oh, il y a eu les fractures et tout, mais quand j’ai glissé sur l’asphalte, je n’ai récolté que quelques égratignures. La chance! Sans la veste je me serais fait déchiqueter, littéralement. C’est ce que les ambulanciers m’ont dit. Et c’est vrai. Avant de partir ce jour-là, je n’avais pas prévu de porter ma veste de cuir. Il faisait chaud, je voulais sentir le vent sur ma peau. Mais Jack m’a appelé, il m’a invité à passer la soirée avec des copains qui vivaient sur la côte. Il m’a conseillé de bien m’habiller, parce que les soirées par là sont plutôt fraîches, même en été. J’ai hésité, puis comme je ne voulais pas revenir chez moi avant de foncer vers la côte, ce qui m’aurait fait perdre un temps fou, j’ai enfilé ma veste. Sans cela, sans ce hasard, j’aurais encore d’affreuses cicatrices aux bras, au dos, partout. J’ai quand même passé deux semaines, enfin, presque deux semaines, sur un lit d’hôpital, incapable de bouger.

GINA: Frank, tu…

FRANK: Ne te fatigue pas, Gina. Ne te fatigue pas. Je vais te laisser, il y a ta cousine qui attend dans le corridor.

Frank s’éclipse sur la pointe des pieds, pendant qu’une femme, la cousine, bondit dans la chambre, exubérante.

GINA: Oh, Carla!

CARLA: Gina! Gina! Gina! Tu me fais pleurer tous les soirs, Gina!

GINA: Carla, oh Carla! J’ai tant à te dire! Tu sais, c’est pas comme si on mourait tous les jours.

CARLA: Toujours ton sens de l’humour. Oh Gina! Tu vois, tu me fais encore pleurer!

GINA: Carla, je…

CARLA: Tut tut tut. Ne t’en fais pas pour moi. Tu me connais. Je suis sensible, je n’ai jamais pu voir ceux que j’aime souffrir. Quand ma chatte était malade, tu t’en souviens, je pleurais comme une Madeleine du matin au soir! Mes parents avaient dû me garder à la maison, tellement je pleurais toute la journée à l’école. Je ne pouvais plus rien faire, plus penser, plus me concentrer. Quand je suis triste, c’est plus fort que moi, je sombre. Pas que je sois faible, non. C’est parce que j’aime tellement, je me fais tellement de souci pour les autres, que leurs malheurs m’atterrent. C’est le mot. Ça m’atterre. C’est exactement ce qui m’arrive en ce moment, ma toute chère Gina. Je suis atterrée. Quand je me couche le soir, j’ai la larme à l’œil. Évidemment, tu es dans mes rêves, je pleure toute la nuit, si bien que je me réveille épuisée. Ce matin, par exemple, j’ai décidé de ne pas aller travailler. Non. Abîmée. Je le suis encore un peu, tu vois. Je ne peux retenir mes larmes. Oh, Gina. Excuse-moi. Je dois me calmer, retrouver mes sens. Je reviendrai te voir, promis. Je t’embrasse. Toutes ces larmes qui me coulent des yeux! Je t’aime Gina!

La cousine Carla sort en s’épongeant les yeux. La porte se referme derrière elle. L’heure des visites est passée.

L’infirmière revient avec un thermomètre.

GINA: Ça ne vaut plus la peine de vous donner tout ce mal.

INFIRMIÈRE: C’est la procédure.

GINA: Je ne serai plus là demain.

INFIRMIÈRE: Comment savoir.

GINA: Vous voulez parier?

Elle rit, pendant que l’infirmière vérifie le soluté.

GINA: Je voulais leur dire que…

INFIRMIÈRE: Je reviendrai vous voir dans une heure. Essayez de dormir un peu.

GINA: À quoi bon?

L’infirmière éteint la lumière, sort de la chambre. Seule une veilleuse à trente centimètres du sol éclaire faiblement la pièce.

GINA: À quoi bon! Je suis grotesque. Emphatique. Mourir, et puis! Pas de quoi en faire un plat.

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