Monsieur Robidoux pousse la porte de la boutique de chaussures. Une jeune vendeuse s’approche de lui, souriante, accueillante.
VENDEUSE: Bonjour, monsieur, comment ça va aujourd’hui?
ROBIDOUX: La rate me pique.
VENDEUSE: Pardon?
ROBIDOUX: Oui, depuis vendredi, la rate me pique. C’est arrivé soudainement, en pleine nuit. Je dormais. Je me souviens que je dormais, parce que je rêvais. J’étais assis sur un banc, au parc, je ne sais plus lequel, c’est flou. Les gens défilaient devant moi comme sur une scène, ou comme dans un jeu de massacre, à la foire, vous savez, quand ces personnages qui défilent et que vous devez atteindre avec une balle pour gagner un de leurs stupides peluches, car vraiment, elles sont misérables ces peluches, vous ne trouvez pas, des tuyaux avec un visage à peine formé, des boules difformes, parce que les belles peluches qu’ils pendent au-dessus de vos têtes, vous ne les gagnez jamais, à moins de dépenser une fortune et de ne jamais rater la cible, alors les gens passaient comme ça, ils ne me voyaient pas, du moins c’est l’impression que j’avais dans le rêve, quand tout à coup j’ai reconnu ma soeur parmi ceux qui défilaient, puis mes amis, mes collègues, tous ceux que je connais les uns derrières les autres, et je les appelais, mais pas un ne m’accordait la moindre attention, pourtant je criais, j’agitais les bras, jusqu’à ce qu’une jeune fille surgisse devant moi, tombée de nulle part, et plus personne ne défilait et elle s’est approchée de moi, je crois qu’elle me parlait, mais que des mots mielleux, je ne cherchais pas à comprendre, je ne répondais pas, elle s’est assise sur mes cuisses et soudain elle était nue et je trouvais la situation inusitée puisque je suis gros et laid, mais elle me caressait le menton, et c’est alors que j’ai reçu un coup de poignard, je l’ai regardé dans les yeux, il n’y avait plus que ça, ses deux grands yeux pervenches, plus de corps, plus de bras, de jambes, plus rien, plus même de tête, mais que ces deux yeux, et un autre coup de poignard et je me suis réveillé en hurlant, j’étais en sueur, en érection, en douleur, c’était ma rate, ma rate qui m’avait tiré de mon sommeil, de ce rêve, il faut l’avouer, plaisant pour un homme un peu seul comme moi, et depuis c’est douloureux, la rate, mais par moments seulement, comme en ce moment précis, je ne sens rien, mais peut-être que dans une heure, ça reviendra, la rate me piquera à nouveau.
VENDEUSE: Vous alors! J’imagine que vous êtes ici pour des chaussures, que cherchez-vous exactement?
ROBIDOUX: Je voudrais une chaussure sport, en cuir noir, que je pourrais porter tous les jours au travail, mais aussi, parfois, pour de petites sorties sans prétention, vous savez, cinéma, restaurant, soirées toutes simples chez des amis. Je cherche une chaussure solide, confortable, de bonne qualité, mais dont le prix reste abordable pour un employé comme moi. Je chausse du quarante-quatre.
VENDEUSE: Je crois que j’ai un modèle qui vous plaira. Voici. Qu’en pensez-vous?
ROBIDOUX: Ce que j’en pense? À vrai dire, cette coupe ressemble à s’y méprendre à celle des chaussures que portaient toujours mon père, le pauvre homme, qui est mort l’an dernier à soixante-deux ans, un cancer du pancréas qui grugeait sans doute depuis longtemps, mais qui n’a été détecté que bien trop tard, un mois à l’hôpital et c’était fini, à peine le temps d’échanger quelques mots, à peu près rien parce que vous savez, au début, quand on se meurt, faut s’y habituer, et ça prend du temps, et le temps qu’on perd à s’y habituer on ne le passe pas à communiquer des sentiments essentiels avec les siens, et dans son cas, une fois qu’il s’est bien habitué à mourir il était trop tard pour parler, puisqu’ils lui injectaient alors tellement de morphine qu’il nous reconnaissait à peine, il hallucinait, je crois, il me demandait par exemple de promettre que je changerais le monde, que j’éliminerais le travail abrutissant en usine, ce qu’il a fait toute sa vie, alors j’ai bien tenté de me défilez, vous vous imaginez bien, mais il revenait à la charge, il devenait agressif, si bien que j’ai fini par promettre, oui je vais changer le monde, c’était ridicule, absurde, mais je voulais au moins qu’il meure en paix, qu’il connaisse une fin paisible, certain qu’après lui la vie serait meilleure, et j’avoue que j’espère qu’après la mort il n’y a rien, je sais qu’il n’y a rien, ce n’est pas ce que je veux dire, je ne crois pas à ces contes de grandes retrouvailles quelque part dans les limbes, mais pensez-y, pour une seconde, concevez cette fiction, mon père s’agitant dans son firmament parce que je n’ai pas changé le monde, et non seulement ça, parce que je n’ai rien fait pour tenter de changer quoi que ce soit, indifférent à vrai dire, totalement convaincu de la vacuité de toute démarche en ce sens, alors pour mon père, pour ses illusions, pour sa fin silencieuse qui ne nous a pas permis de réduire l’espace immense entre nous, je crois que je vais, et que ceci soit clair, il ne s’agit pas de superstition, mais plutôt de mémoire, aussi infime soit-elle, aussi fuyante devient-elle avec les mois qui s’écoulent tout doucement, je crois donc, oui, que je vais essayer une paire de ces chaussures, et si elles me vont, je les prendrai.
VENDEUSE: Voici des quarante-quatre, monsieur.