Wagon de métro, entre Mont-Royal et Jean-Talon, des organes font connaissance, discrètement. Dehors, Montréal est tout trempé, mais le soleil éclaire déjà Villeray, pas encore Rosemont. Il y a un accident au coin de Chateaubriand et Bélanger. Et plein d’autres choses à signaler.
COEUR DE JULIE: Hey toi, je te connais! Tu te souviens de moi?
FOIE DE MARIE: Attends que je te replace. Oh ma mémoire, tu sais. L’âge. La vie que je mène.
COEUR DE JULIE: Je t’ai parlé le mois dernier, c’était un mardi, seize heures quarante, dans ce même métro. Dans un autre wagon, évidemment.
FOIE DE MARIE: C’est vague. T’étais pas super agitée?
COEUR DE JULIE: Nous avions couru. Souviens-toi de cette autre fois, aussi. Nous ne nous étions pas parlé, nous étions l’un derrière l’autre dans la file à la Société des alcools.
FOIE DE MARIE: Pas étonnant. Je fais la file là-bas un jour sur deux. Dure vie!
COEUR DE JULIE: Tu m’as l’air exténué, peut-être même un peu déprimé, je me trompe?
FOIE DE MARIE: Je suis vaseux. Je me démène comme je peux, mais il n’y a rien à faire, je me tue à la tâche, je gonfle mon cher, je gonfle!
COEUR DE JULIE: Je me souviens, ce mardi où je t’ai connu, tu te réjouissais, tu t’en souviens? Régime végétarien depuis cent cinquante-trois jours, pas une goutte d’alcool, tu avais un timbre de voix joyeux, tu m’as plû tout de suite.
FOIE DE MARIE: Ça y est! Je me souviens de toi! Comment ai-je pu oublié! Dans les jours suivants, quand je pensais à toi je t’appelais mon joli cœur rose. Il y a eu tellement de cahots.
COEUR DE JULIE: Raconte, allez, nous avons le temps.
FOIE DE MARIE: Je me suis liée d’amitié avec un poumon vraiment sympa. Ensemble nous refaisions le monde! Comme tout le monde. Nous passions toutes nos nuits ensemble. Il était calme, toujours pondéré dans ses propos, poli. Même si de mon côté je devais travailler, je parvenais à maintenir le contact, nous échangions comme jamais je ne l’avais fait auparavant. Sa patience! Ça me chavire rien que d’y penser. Je dois me ressaisir, cette douleur qui pointe, et Marie qui presse sa main.
COEUR DE JULIE: Que s’est-il passé? Pourquoi ce désarroi?
FOIE DE MARIE: Il y a huit jours, il n’était pas là. Ni les jours suivants.
COEUR DE JULIE: Mon pauvre.
FOIE DE MARIE: J’étais amoureux, je crois. Tu te rends compte? Mais plutôt que de vivre ma peine dans la dignité, Marie m’a inondé de vin, de gin, de bière! Je n’en peux plus! Tu es le premier à qui j’en parle. Oh, tu sais, j’aimerais tant avoir un ami comme toi. Mais la vie nous séparera, dans dix minutes.
COEUR DE JULIE: Je te plains et je t’envie. Comme j’aimerais aimer! Une fois dans ma vie, rencontrer quelqu’un avec qui tisser des rêves. Nous avons côtoyé les mêmes organes pendant, quoi, deux ans et demi. Que des snobs. Un cœur qui se moquait de moi, des poumons, les deux, qui ne me rendaient jamais mes politesses, une rate égoïste, un foie autoritaire, bref, aurait mieux valu rester seul. Et seul, ça je le suis maintenant. Nous avons connu cette aventure il y a quatre ans et deux mois. Depuis, plus rien. Des rencontres de passage, à peine le temps de se dire bonjour, et encore. En général je m’agite tellement que je n’arrive pas à placer un mot, et quand enfin revient l’accalmie, ils sont partis. Notre quotidien, après le travail, c’est un repas frugal, une douche et un livre. Elle doit lire des trucs vraiment barbants, genre philosophie ou nouveau roman. Quand elle lit, je pompe au ralenti, à moitié endormi.
FOIE DE MARIE: Si Julie pouvait parler à Marie, que je serais heureux! Je sens que toi et moi, nous pourrions nous aimer. Ne me dis pas que je suis vite en affaires, je ne te reverrai peut-être jamais.
COEUR DE JULIE: Concentrons-nous, tentons de diffuser des globules positifs dans nos corps respectifs. Leurs yeux se croiseront peut-être? Leurs mains pourraient se toucher.
FOIE DE MARIE: Jean-Talon. Ne me quitte pas!
COEUR DE JULIE: Je t’aime! Je sais que je t’aimerais!
FOIE DE MARIE: Adieu!
La vie est ainsi faite qu’elle désunit tous les jours des organes faits pour vivre ensemble.