NIGEL: C’est un poème qui l’a tué. J’ai tenté de l’expliquer au détective, pendant deux heures j’ai tout exposé, que des faits, des coïncidences avec cet autre meurtre jamais résolu, et il m’a écouté, même si le ciel nous plaquait sa lourdeur de juillet sur le crâne ce jour-là où la climatisation s’est mise en panne pour étouffer la moindre de mes paroles, pour m’étouffer moi et permettre à cette journée infernale de m’étrangler de ses griffes de feu pour que se brise mon raisonnement et que soit maintenu l’ordre, la paix, le quotidien qui ne parvenait pas à m’engloutir, à me déchiqueter pour me fusionner à la matière dure et sèche de l’existence, l’existence dans notre petite ville bien entendu, que je menaçais malgré moi chaque fois que j’ouvrais la bouche pour parler. Alors j’ai fini par me la fermer, par ne plus répondre à ses questions qui n’en étaient pas, d’ailleurs, que du bruit, de la politesse rabâchée au frère de la victime, simulacre fatigué d’empathie que je n’avais pas l’estomac pour digérer, nauséeux comme chaque jour depuis des semaines.
HANS: Ce détective, nous pourrions le kidnapper, le ligoter, le torturer, le forcer à mener une véritable enquête, et mieux, exiger qu’il mène cette enquête sous notre direction, qu’il réponde à nos ordres, directement, qu’il nous rende compte de tout, même si c’est probablement à peu près rien. Ce détective, il faut le fouetter, le faire marcher au pas, le dompter!
NIGEL: Il enquête sur dix meurtres, trois viols, un cambriolage et deux délits de fuite. L’histoire de Frank se perd dans tout ça. Pas de pression politique pour régler le dossier, personne ne téléphone à la mairie pour exiger que l’assassin d’un vagabond soit condamné. Dans les journaux, pas même une ligne.
HANS: Pourtant, ce recueil de poèmes. Un livre, tout de même, un livre dont ils possèdent deux copies à la bibliothèque municipale. Un écrivain! Ils ont tué le poète! Nous pourrions brûler la ville pour ça! Brûler au moins l’hôtel de ville, vitrioler le maire, répandre la terreur, frapper jusqu’à ce que le bras de la justice s’abatte sur le coupable et lui brise les os sous un rouleau compresseur.
NIGEL: Oh que j’en ai eu, des élans vindicatifs! Oui! Mais à quoi bon. Dans un de ses poèmes, Frank avait écrit “les arbres de la place noire, cauchemar de la rivière, caressent le cœur du cadavre, coque débordant d’innocence, néant oh néant”. Frank avait vu tout ça, je suis persuadé qu’il se trouvait là, que ce soir-là il avait prévu boire et dormir de ce côté là. Le lendemain, il a tout simplement écrit ce qu’il a vu, et comme il ne parlait jamais à personne, pas même à moi, il n’a rien dit. Sa cervelle usée a peut-être même douté, aussitôt les mots couchés sur le papier sal de son carnet.
HANS: Déshabillons-nous! Courons nus dans la rue! Ils nous remarqueront, ils nous écouteront, ils nous tendront leurs micros, leurs appareils photo! Par nous, que vienne le scandale!
NIGEL: La “place noire”, elle existe vraiment. C’est le nom que les riverains donnent à la Place des Comédiens, parce que même en plein jour c’est toujours sombre à cause des conifères, de la colline derrière, et c’est pire la nuit, les gens ont peur de s’y aventurer. Frank y dormait probablement à cause de ça, de cette frayeur qui lui garantissait un sommeil paisible. Sauf ce soir-là. Cette jeune femme. C’est bien là que les policiers ont retrouvé son téléphone, sous les feuilles. Ils n’ont retrouvé le cadavre que deux jours plus tard, près du barrage. Ouvert, le cadavre, vidé de son cœur. C’est ce qu’a vu Frank, “caressent le cœur du cadavre”, et cette “coque débordant d’innocence”, c’est bien cette pauvre fille morte, flottant sur la rivière, sous les étoiles indifférentes. “Néant”, parce qu’elle était bien seule, “néant” parce qu’on lui avait volé son coeur, “néant” parce que cette coque innocente était vide, bien vide. Le tueur a lu ce poème, a su que Frank l’avait vu, était le seul témoin de son crime. Il l’a tué à cause de ce poème, pour le bâillonner à jamais.
HANS: Tuons à notre tour! Tuons tous ceux qui ont lu ses poèmes! Trouvons qui a acheté le livre, une petite centaine d’étourdis, qui a emprunté une des copies à la bibliothèque, et exécutons! Guillotinons! Tranchons, que diable! Tranchons! Portons des perruques roses et massacrons!
NIGEL: Je sens que mon funeste destin me pousse à des extrémités. Mais combien j’aimerais que la sagesse m’éclaire, que la raison guide mes pas pour que je parvienne enfin à m’extirper de cette force centripète qui m’étourdit et me perd. J’aurais besoin d’un guide, voilà où j’en suis. Avant de mener moi-même l’enquête, avant de me lancer dans cette aventure, j’aurais besoin d’un guide pour éviter d’y périr.