J’attends Antonio qui doit m’apporter la fortune. Je n’ai pas le sou, cela va de soi, mais dans quelques minutes je serai riche, plus riche que je n’ai jamais espéré l’être. Cela m’est tombé dessus, c’est le cas de le dire, arbitrairement. Un plaisant hasard m’a planté directement dans la trajectoire de ce désaxé qui a déterminé qu’il me devait la vie, la liberté et la quiétude. J’étais assis, plus assis que jamais à cette table en terrasse, je lisais Alexandre Dumas en écoutant les Dead Kennedys, je buvais du café, du vin, du lait, je regardais les femmes, je regardais les hommes, je me regardais bien seul, cela va de soi, depuis l’évaporation de Maïa, et je buvais encore un peu plus de café, de vin et de lait. Sans me demander la permission, cet homme s’assoit à ma table, face à moi, et sans se présenter se met à me raconter la vie de Charles Bukowski, je commande deux doubles Old Grand-Dad, il sort un bloc-notes de sa poche, lit une phrase transcrite à la main, une citation de son Bukowski je présume, ça parle de fric, il me montre son sac, un énorme sac de sport qu’il a laissé à quelques mètres de nous, près de la porte, m’assure qu’il est rempli de billets de cent, je lui demande de payer la prochaine tournée, il accepte, mais des flics nous interrompent, dévisagent mon compagnon d’un mauvais oeil, exigent des papiers qu’il n’a pas, je réagis, je crains de perdre une si charmante fréquentation, je lui invente une identité, c’est le Comte de Monte-Cristo, pas original, je me mords les lèvres, mais les flics ne tiquent pas, je rajoute que nous sommes tous deux professeurs de Littérature Angeline à l’Université, là tout à côté, les invite à appeler, à vérifier, ils s’excusent, cherchent un des trois voleurs de la banque du bout de la rue, s’empressent de disparaître, de poursuivre leurs recherches. Mon compagnon me demande mon numéro de téléphone et disparaît à son tour. Je l’ai bien cru évaporé pour de bon, mais une semaine plus tard, coup de fil, grands remerciements, monumentale reconnaissance, m’avoue s’être enlisé dans une réflexion perforante, la morale lui tord le bras, il doit me verser la moitié de son pactole, deux millions trois cent quarante-deux mille dollars, merci merci c’est trop, il insiste, alors c’est bon, viendra chez moi, quelques secondes avant de quitter le pays à jamais, fini enfin par se présenter, Antonio, et il rajoute, Comte de Monte-Cristo. C’est aujourd’hui qu’il viendra. Je serai riche, enfin riche. Tant mieux. Le téléphone sonne. Pourquoi ai-je encore un téléphone? À part les télémarketeurs, je n’ai reçu qu’un seul coup de fil en six mois, trois jours et cinq heures, Antonio. Aurait-il revu son projet de m’enrichir, ou peut-être a-t-il réduit l’importance de cet enrichissement. La moitié serait encore excellente, même le tiers, même un dixième et même un dixième d’un dixième, même quelques dollars pour un café, un livre. Répondre. Maïa. Sa voix me taraude. J’ai de la cervelle qui me coule par les oreilles, du sang qui me pisse du nez, je me vidange, cela va de soi. Maïa! Maïa! Blondes bouclettes, horribles lunettes, nez en pied de marmite, Maïa tu me tue! Oui je serai là! Oui je t’apporterai toute l’œuvre de Bretch! Oui! Oui! Oui! Je démarre! Je sprinte! J’arrive! Maïa! Mais qu’est-ce que cet étudiant en médecine fait encore chez toi? Congédie-le! Électrocute-le! Elle m’installe au salon, m’y oublie, j’y tremble. Soyons braves. Où est-elle, où sont-ils. Elle prépare du café, il sort des croissants du four. Je frissonne et aussitôt, panne d’électricité. Obscurité. Obscurité absolue. Elle râle, il grogne, je recule d’un pas. S’il me défenestrait! Sa voix monte de partout à la fois, il me crie de sauter sur Maïa, elle se tait, je me tasse. À tâtons, elle me reconduit à la porte, me remercie pour les livres, des livres qu’elle ne me rendra jamais puisque je ne la reverrai pas, tout dans cette noirceur me le chuchote en ricanant. Je reviens à moi. La brise me ressuscite, et je m’élance. Antonio! Je cours, je fonce, mais le souffle me manque, le cœur m’abandonne. Il est trop tard pour les millions. Un ou deux millions, ç’aurait été bien. Mais tant pis. Je m’achète une bouteille d’Old Grand-Dad, à la santé d’Antonio.
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