Château de sable

Plage du parc d’Oka. Owen, cinq ans, tente, avec des outils en plastique, de construire un château de sable. À quelques mètres de lui, Nolan, six ans, pousse un camion-benne en plastique. Derrière eux, leurs parents respectifs. Autour d’eux, des centaines de personnes de tous âges qui marchent, lancent des ballons, bronzent, s’ébrouent dans l’eau, disparaissent dans les sentiers. Nolan s’approche d’Owen avec son camion rempli de sable.

Nolan: T’as besoin de sable pour ton château?

Owen: Non.

Nolan: Laisse-moi t’aider.

Owen: OK.

Nolan verse le sable près du petit tas de sable approximativement rectangulaire qui pourrait passer pour la base d’un château de sable. En silence, les deux enfants versent de plus en plus de sable humide sur le rectangle de base, si bien qu’ils en viennent à former une sorte de cône aplati, ou de pyramide effondrée.

Owen: T’as déjà fait des châteaux?

Nolan: Oui, et j’ai aussi fait des bases militaires secrètes.

Owen: Comment ça?

Nolan: Avec une boîte à souliers. Tu mets du sable par-dessus. Tu mets tes soldats en plastique dedans.

Owen: T’as une boîte?

Nolan: Pas ici.

Owen: Je vais demander à mes parents.

Nolan: OK.

Owan bondit sur ses pieds et court les dix mètres qui le séparent de ses parents, qui gisent, vivant, mais somnolant d’un oeil, sous un parasol.

Owen: Maman! Maman! Tu peux me prêter une boîte en carton?

Mère d’Owen: Une boîte, mais je n’ai pas de boîte!

Père d’Owen: Pourquoi une boîte?

Owen: Moi et mon ami, on veut fabriquer une base militaire secrète!

Mère d’Owen: Nous avons des boîtes à la maison, mais pas ici. Peut-être les parents de Nolan en auraient une?

Owen se gratte le cuir chevelu. Sans un mot de plus, il repart au galop jusqu’au château.

Owen: Ma mère dit que ta mère a une boîte.

Nolan: C’est pas vrai.

Owen: OK.

Il empilent un peu plus de sable, et l’ensemble ne ressemble plus qu’à un gros tas de sable.

Nolan: J’vais lui demander.

Nolan se lève, et marche vers ses parents. Il ralentit à mesure qu’il approche. La mère lit un livre électronique, le père écrit des messages sur Facebook.

Nolan: Maman, je peux avoir une boîte?

La mère sursaute, et son pied effleure la cannette de bière du père. C’est suffisant pour renverser la cannette, qui se vide sur la serviette du père.

Père de Nolan: Merde! C’est quoi ça!

Mère de Nolan: C’est Nolan, il m’a surprise, j’étais concentrée, excuse-moi.

Père de Nolan: Nolan! Va donc jouer dans le sable. Et il est où ton camion?

Nolan: Là.

Père de Nolan: Ce gamin te l’a chipé!

Nolan: Non.

Père de Nolan: Va le chercher! Allez! Vas-y tout de suite! Si tu n’y vas pas, j’irai moi!

Nolan baisse la tête. Quelques larmes coulent, mais il se tourne pour les cacher à son père. Il retourne vers Owen à pas lents, en s’essuyant les yeux de ses mains sales. Ça laisse de grandes traces boueuses sur ses joues.

Nolan: Je n’ai pas le droit de rester ici.

Owen: OK.

Le père de Nolan fourre sa serviette dans son sac. La mère de Nolan sort un papier mouchoir et nettoie le visage de Nolan.

Le père de Nolan: Nous partons. Je pus la bière.

Pendant ce temps, Owen est retourné près de ses parents.

Owen: Les parents de mon ami sont fâchés. Son père, il criait. Nolan, il pleurait.

Père d’Owen: Est-ce que son père a frappé ton ami?

Owen: Son père lui fait la torture.

Mère d’Owen: Comment connais-tu ce mot-là?

Owen: Aux nouvelles. Il y a plein de mots aux nouvelles. Il y a aussi économie, euh, grève, euh, sexe, euh…

Père d’Owen: Est-ce que le père de ton ami le touche là où il ne faut pas?

Owen: Peut-être.

Mère d’Owen: Ton ami t’a parlé de tout ça?

Owen: Je ne sais pas.

Le père d’Owen se lève, et fourre ses affaires dans un sac.

Père d’Owen: Allons-y, je veux voir quelle voiture il conduit, je veux relever son numéro de plaque, comme ça, s’il faut le dénoncer, nous pourrons l’identifier. Allez, suivez-moi.

Le père d’Owen marche d’un bon pas pour rejoindre Nolan et ses parents. Son téléphone en main, il tourne une vidéo de la famille, vue de dos. Owen et sa mère suivent derrière, mais ils sont vite distancés. Le père d’Owen réussit à dépasser la famille. Il tourne toujours sa vidéo, mais discrètement. Il s’assure d’avoir une prise claire des visages des trois personnages, puis de leur voiture et de la plaque d’immatriculation. Satisfait, il revient vers Owen et sa mère, qu’il met une bonne demi-heure à retrouver. La famille revient à Deux-Montagnes. Repas, télé, bonne nuit, tout le monde au lit. Le père chuchote, pour ne pas réveiller Owen.

Père d’Owen: Je crois que c’est mon devoir de dénoncer ce type.

Mère d’Owen: Nous ne sommes sûrs de rien.

Père d’Owen: Tu as vu la tête du gamin? Ça me fend le coeur. Et le bonhomme, tu aurais dû le voir de près. Il n’a pas l’air commode.

Mère d’Owen: J’hésite, faut pas tirer des conclusions.

Père d’Owen: Ça me semble pourtant clair.

À chaque réplique de la mère, le père hausse légèrement le ton, si bien qu’Owen se réveille, se lève et entre dans la chambre des parents en pleurant.

Owen: J’ai fait un mauvais rêve.

La mère se lève, le soulève, l’embrasse, sort pour aller le recoucher doucement dans son lit. Le père se lève, compose le 911.

Père d’Owen: Nous avons de bonnes raisons de croire qu’un homme bat et moleste son petit garçon. Je n’ai pas son nom, mais j’ai relevé son numéro de plaque. J’ai aussi une vidéo de lui, si vous voulez l’identifier.

Nolan et ses parents dorment. Toutes les lumières sont éteintes. On sonne à la porte, et aussitôt, on frappe, et de plus en plus fort. La mère de Nolan étouffe un cri, le père de Nolan se relève sur son séant. Nolan dort toujours.

Père de Nolan: Va dans la chambre de Nolan, ferme la porte, pousse la commode contre la porte, et appelle le 911. Je vais tenter de les chasser. S’ils voient qu’il y a des gens à l’intérieur, ils partiront. En bas, ça frappe de plus en plus contre la porte. Le père descend au rez-de-chaussée, ouvre les lumières dans la cuisine et le salon, s’avance vers la porte d’entrée. Mais avant de l’atteindre, elle s’ouvre violemment. Deux policiers surgissent dans la maison, aperçoivent le père de Nolan, qui recule, effrayé.

Policier 1: Ne bouge pas. Au sol. 

Policier 2: À plat ventre!

Le père obtempère. Le policier 2 lui passe les menottes. Deux autres policiers pénètrent dans la maison, et entreprennent de fouiller toutes les pièces. Une heure plus tard, toute la famille est au poste de police. Chacun est interrogé séparément. Deux heures passent. Nolan et sa mère sont reconduits à leur maison. Le père partage une cellule avec un ivrogne arrêté pour nuisance publique. Pendant deux jours, des psychologues rencontrent Nolan, des enquêteurs interrogent la mère et le père de Nolan, s’adressent aux voisins immédiats, aux grands-parents paternels et maternels, à l’enseignante, à la directrice de l’école, et à deux ou trois amis de Nolan. Puis le père est libéré. Pas d’accusations, mais la rumeur vole déjà de ses propres ailes, vigoureuses. Le père change la porte endommagée, la mère pleure, et les amis de Nolan n’ont plus le droit de venir jouer chez lui.

Père de Nolan: Faudra déménager.

Mère de Nolan: Faudra que Nolan oublie tout ça.

Père de Nolan: J’ai le nom de celui qui a porté plainte. Pas même quelqu’un qu’on connaît. Un parfait inconnu.

Mère de Nolan: Un plaisantin. C’est cruel.

Le père de Nolan obtient un congé sans solde pour remettre de l’ordre dans la vie de sa famille. Mais le désordre s’aggrave. Larmes, cris, reproches. Le père de Nolan cherche et trouve l’adresse du père d’Owen. Tous les soirs il surveille sa maison. Dix-sept jours plus tard, le père d’Owen sort à vingt-deux heures, à pied. Le père de Nolan enfile une cagoule, sort de sa voiture, un faux révolver à la main, et force le père d’Owen à se coucher dans le coffre arrière. À l’ancienne carrière, le père de Nolan ouvre le coffre arrière, mais aussitôt le père d’Owen le pousse, et s’élance pour s’enfuir dans la nuit. Sauf que ses jambes, ankylosées par les cinquante-sept minutes repliées dans le coffre, ne répondent pas. Il s’écroule d’un bloc, sa tête percute une pierre, le sang gicle, il meurt. Le père de Nolan n’a rien vu, mais il a entendu le bruit sourd du corps heurter le sol. Il ferme le coffre. Tend l’oreille. Une chouette, dans les arbres au-delà de la carrière, des crickets. Il allume la lampe de son téléphone, balaie la nuit autour de lui. Les pieds lui apparaissent. Il s’approche. La tête éclatée, le sang, les yeux exorbités. Il retourne à sa voiture, monte et démarre. Deux jours plus tard, une bande de jeunes réunis pour faire la fête dans l’ancienne carrière découvrent le corps, à l’odeur. Les enquêteurs identifient deux suspects: un ex-amant du père d’Owen qui l’avait menacé à plusieurs reprises après leur séparation, vingt-trois jours avant sa disparition, et le père de Nolan, vu les circonstances de la dénonciation erronée. Après sept mois et seize jours d’interrogatoires et de recherches, les enquêteurs ont rayé l’ex-amant de la liste des suspects. Ne restait plus que le père de Nolan. Sauf que les enquêteurs ne possédaient aucune preuve contre lui. Rien d’assez solide pour convaincre un procureur. Vingt et un ans et trois mois après la mort du père d’Owen, le père de Nolan vit paisiblement avec sa femme dans un village, à cinq cent trente-cinq kilomètres de son ancienne demeure. Un printemps, la rivière derrière chez lui déborde, inonde tous les villages sur une cinquantaine de kilomètres. Catastrophe historique. Du jamais vu depuis cent quatre-vingt-dix-huit ans. Équipes de télé, reportages, un journaliste interroge le père de Nolan, qu’on voit en train de sortir de sa maison en canoë. Assis devant son écran, Owen reconnaît le père de Nolan, d’autant plus que son nom est écrit au bas de l’écran. Il saute dans sa voiture, roule jusqu’au petit matin. Les employés de la voirie ont bloqué toutes les routes inondées. Owen revient vers la ville la plus proche, achète un petit bateau à moteur, une remorque. L’après-midi même, il s’embarque avec rien d’autre que son téléphone, et l’adresse du père de Nolan. Le temps d’apprendre à manoeuvrer son moteur, il met le cap sur cette adresse. Il la trouve rapidement, en bordure de la route principale. Il s’approche, frappe à la porte. Personne. À l’intérieur, un mètre d’eau couvre tous les planchers du rez-de-chaussée. En contournant la maison, il remarque que la porte du côté est ouverte. Il attache son petit bateau à la rampe du balcon, saute à l’eau, pénètre dans la maison. Il visite chaque pièce, monte à l’étage, ouvre quelques tiroirs. Soudain, une voix. Nolan, qui tenait à voir la maison de ses parents en proie à cette inondation historique.

Nolan: Qui est là?

Owen, là-haut, jette un coup d’oeil à gauche, jette un coup d’oeil à droite.

Owen: Sécurité publique.

Owen descend d’un pas assuré.

Owen: Ils m’ont demandé de faire le tour des maisons pour s’assurer que personne n’était en difficulté. Ce matin, nous avons trouvé une vieille dame, de l’autre côté du village, qui tremblotait toute seule sur son lit.

Owen tend la main à Nolan, qui recule d’un pas.

Nolan: T’as des papiers? T’as un numéro de téléphone que je peux appeler pour vérifier ton histoire?

Owen: Mes papiers!

Owen touche les poches de son pantalon.

Owen: Ils sont trempés mes papiers, désolé.

Nolen: J’appelle les urgences, ils me diront bien.

Nolen sort son téléphone de sa poche, et se tourne pour appeler. Owen se précipite, attrape le téléphone, qu’il lance à l’autre bout du salon. Le téléphone disparaît dans un plouf. Nolan saisit le bras d’Owen, qui se dégage et fonce, ralenti par un mètre d’eau, vers son embarcation. Nolan le suit de près, bras tendus en avant. Owen grimpe dans son petit bateau, détache la corde, et tente de faire démarrer le moteur. Sa première tentative échoue. Cela laisse le temps à Nolan d’atteindre l’embarcation, et de se hisser à bord. Owen réussit à démarrer. Il accélère, sans trop regarder devant lui. Nolan lui agrippe les chevilles, et le tire vers lui. Owen s’affale au fond du bateau, échappe la poignée du moteur. D’un coup de pied, Owen se dégage, se relève et frappe Nolan d’une droite au menton. Ils s’empoignent, luttent, s’écroulent et se relèvent, pendant que le bateau saute dans les flots déchaînés de la rivière. Nolan est nettement plus fort. Il enfonce son poing dans l’estomac d’Owen qui, en perdant l’équilibre, parvient à s’accrocher à un pan de la chemise de Nolan, sauf que cela n’est pas suffisant pour freiner la chute, et les deux jeunes hommes basculent dans la rivière et se noient.

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Michel Michel est l’auteur de Dila

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