Les pigeons

Attention: l’enseignante a crié parce qu’il n’y avait plus de sauce industrielle à verser sur les frites et le fromage avait une texture caoutchouteuse. Alors j’ai décidé de m’acheter des roulements à bille, pour que tout roule à merveille.

GUS: Vous divaguez.

Buvons ce jus de citron, et observons les pigeons. Ça vaudra mieux, pas vrai?

L’importance du repas du midi

Je travaille dans un supermarché. Je range les conserves de petits pois verts. Biologiques. Pour les autres, c’est Géraldine qui s’en occupe. Travail intense, parce qu’ici, dans cette ville où je ne vis pas (je n’en ai pas les moyens), les gens mangent beaucoup de petits pois. Bio, congelés, ogm. J’ai cinq minutes de pause le matin, cinq minutes l’après-midi, et quinze minutes pour le lunch. Aujourd’hui, je n’ai pas mangé. J’ai couru jusqu’au café, à deux minutes du supermarché, où je voulais acheter un sandwich au jambon moderne. Modernisé. Empli. Luisant. Bref, j’avais faim. Mais la serveuse, une nouvelle, m’a demandé quel avait été le meilleur moment de ma journée jusque là. Le meilleur moment de ma journée? Pourquoi? Comme j’hésitais, car je ne voyais pas, mais vraiment pas, elle a insisté. M’a dit, oui, c’est vrai, parfois on n’y pense pas, alors pas de gratitude, pas de paix, et tout semble sombre. Je l’ai interrompue, mais elle a insisté, parce que j’étais, à son avis, un cas. Un cas sérieux de déni de bons moments. Aveugle à la lumière, à la plénitude. Le temps s’écoule vite, sur l’heure du lunch. Et je n’avais pas encore commandé mon sandwich. Pour la rassurer, et lui fermer le clapet, je lui ai dit c’est vrai, oh que vous m’épatez, comme vous savez voir dans les gens, et je l’ai assurée que j’en tiendrais compte, que je mettais dans mon agenda, à l’instant, méditation respiration déconnexion reconnexion revitalisation décompression alimentation. Rayonnante, elle a sorti son propre agenda, l’a longuement consulté, m’a fixé un rendez-vous exploratoire pour la semaine suivante, mardi à vingt-deux heures quarante-deux. Non merci, je voudrais. Elle a insisté, m’a prié de lui verser une avance, elle voulait cinquante dollars, je crois. Évidemment, je ne les avais pas, mais elle s’est lancée dans un discours interminable sur l’importance d’investir dans mon élévation. Un peu énervé, j’ai réclamé un sandwich, mais il ne me restait plus que deux minutes. À peine le temps de filer au supermarché, d’enfiler mon tablier, et de pousser mon chariot de conserves de petits pois bios. Évidemment, je n’ai pas payé le sandwich.

Histoire salace

Pour plaire et me cacher, j’ai une histoire salace à raconter. Il est entré, ils étaient tous là, ils lui ont ri au nez, il a marché droit vers elle, elle l’a fusillé du regard, et le soir même, ils roulaient le long de la mer, à une allure folle. Quand la voiture s’est arrêtée, elle était enceinte, ils ont planifié un avenir passionnant, mais dès le lever du jour, elle repartait sur la route, seule. Il a marché, marché pendant des heures, jusqu’à entrer dans cet étrange palace, où douze enfants l’ont appelé papa. Bouche bée, il s’est regardé dans un miroir, n’a vu aucune ressemblance avec la meute hurlante. Il a dévalé l’escalier, un bel escalier de marbre, et s’est réfugié chez les voisins, où on lui a fait couler un bain. L’hôte et l’hôtesse l’y ont vite rejoint, mais il dormait déjà, le corps baigné dans une eau très chaude. Oh non, il ne dormait pas. Non. Il était mort.

Les instructions

Évidemment, demain n’arrive jamais. C’était écrit, et si ce ne l’était pas, faudrait l’écrire. Je l’écris. Demain n’arrive jamais. Voilà. Elle ne viendra pas, je n’irai pas, nous n’existons plus, je veux dire, pas comme ceux qui se donnent des rendez-vous, qui se sont donnés des rendez-vous. Nous errons. Alors, parfois, suffit d’appeler un numéro au hasard, et demander les instructions pour la prochaine fois. Pour tout de suite, qui est déjà une prochaine fois.

Ce qu’il y a

Parfois, par contre, il n’y a plus rien, c’est à dire qu’après qu’il n’y ait eu plus rien, il n’y a plus plus rien. Donc il faut parler, danser, chanter, et les sinistres vous diront, tuer, manger, et autre vilennies. C’est dans un de ces moments que je l’ai rencontrée. Elle m’a demandé une orange, je lui ai donné une pomme, nous avons marché ensemble, il pleuvait, elle m’a donné rendez-vous pour deman. On verra, alors, ce qu’il y a.

Bon débarras

Il est entré, a cherché le bourbon, a bu, a roté, a tabassé le chien, a brûlé un livre, a crié, a dormi, est parti, et on ne l’a plus jamais revu. Depuis, nous avons ouvert les fenêtres, et parfois, nous accueillons des visiteurs. Certains nous ont raconté qu’il est entré ailleurs, a bu, tabassé, brûlé, crié, dormi. Il l’a fait plus d’une fois, dans chaque ville d’ici à la côte. Puis, le pied lui a manqué. C’était une falaise, il est tombé, s’est fracassé le crâne. C’est du moins ce qu’on nous a raconté. Il écrivait des poèmes, mais on ne les a jamais retrouvés.

Il y a toujours le néant

Je débordais de chocolat, aussi j’ai appelé mon ami qui vit sur l’île Éliza pour lui emprunter une solution structurelle à mes ennuis bureaucratiques, mais il avait quitté son île en chaloupe pour pêcher d’énormes brochets qui ont presque décimé toute la population de rats, y compris les rats sacrés, ce qui m’a terrassé, parce que soudainement, je me découvrais dépossédé et inutile, complètement vidé de ma substance, et quoique la discussion avec la femme de mon ami s’est étirée sur quelques jours, trois pour être précis, trois jours, sept heures, trente-cinq minutes, douze secondes, il n’en est sorti qu’une vague approximation des fondements de l’organisation intellectuelle de mon ami pêcheur de brochet.

Alors j’ai cessé d’y penser, et je me suis réfugié dans un silence obtus.

Celui en qui on a confiance

Car voilà que je n’étais plus seulement un étranger au milieu d’une nouvelle société, je devenais étranger à moi-même. Est-ce que je jouais? Était-ce un mensonge? Pas question de me laisser piéger dans cette spirale sibylline. Quelqu’un en qui on peut avoir confiance, ce qu’elle a dit, oui, je suis une personne en qui on peut avoir confiance, et c’est pourquoi… Qu’est-ce que ce charabia? Et avant, avant elle, étais-je une personne en qui on avait confiance? Est-ce que Sébastien avait confiance en moi après l’histoire du sapin? Ces mots d’une fille énigmatique, de cette Florence surgie du néant. Confiance? Au moment où j’allais lui tâter la main, l’inviter chez moi, elle me gardait à distance, moi qui me figurais que nous aplanissions les murs, que nous courions l’un vers l’autre, voilà que j’étais quelqu’un qui pouvait tranquillement déambuler sur la rue et se dire, moi, ce qui me caractérise, c’est que je suis quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Je m’en balançais, sauf que partir était au-dessus de mes forces. J’aurais dû lui demander d’élaborer, mais pourquoi, pourquoi, j’aurais dû douter un peu, au moins m’étonner plutôt que d’avaler, comme si cela allait de soi, comme si je décodais, comme si cela était aussi évident que dire tu as deux bras, mais comment recevoir de ces phrases aussi obscures que si elles étaient prononcées dans une autre langue, qui signifiaient peut-être quelque chose comme tu es un panier convenable dans lequel je peux empiler à volonté ma salade, ou plutôt, quelque chose de mieux qu’un panier, un plat creux en acier inoxydable, parfaitement étanche, froid, un déversoir commode et libre. Non merci. Pourquoi suis-je resté?