Biens et services

Depuis que la littérature se vend comme du dentifrice, ou des burgers, ou des voyages à Cancún, les mécréants de l’autre côté de la rue ont cloué leurs rideaux aux fenêtres, et laissent s’envoler les volutes de chants mortuaires au-delà des toits endormis.

Ils préparent un festin, nous le devinons, ils invitent d’anciens individus qui passent, dans les milieux branchés, pour des fantômes. Des images à faire sourire, des personnages d’à peine vingt ans, des voyous qui insultent les automates qui glissent sur des convoyeurs dorés.

Et les forces de l’ordre paniquent.

Ils attaquent les fenêtres avec leurs lance-flammes, ils catapultent des briques pour fracasser les vitres, mais elles rebondissent sur les rideaux et leur retombent sur le crâne.

Même les poisons s’avèrent inefficaces, et le festin s’égaie, et les convives brûlent la production d’une année entière de l’industrie littéraire.

L’impertinent scélérat

GUSSE: Quand je me suis levé, ce jour-là, il y avait cette inconnue assise à la table, dans la salle à manger, qui buvait un café. Ça m’a étonné, parce que je vis seul. À tout hasard, je l’ai saluée, mais elle a levé les yeux au plafond, comme si je l’exaspérais, et est retournée à son café. Alors je lui ai ordonné de foutre le camp. Elle a refusé, et depuis, elle s’est enchaînée aux meubles pour que je ne puisse pas la chasser.

CHAUZ: Tu as osé! Mon pauvre! Y as-tu pensé? Je me suis renseigné, sache-le, je sais qui est cette inconnue. Elle est née dans une famille bourgeoise de la haute-ville, qui a été ruinée en 2008 et qui, conséquemment, a déménagé à la campagne, où son papa s’est lancé dans la production de cocaïne, question de rebâtir sa fortune, ce qui a créé une bonne dose de tension dans la famille, à cause de la peur des interventions policières, jusqu’à ce que, lasse de tant de pression, celle que tu appelles l’inconnue quitte le domicile familial pour s’installer en ville, grâce à quelques millions allongés par papa, jusqu’à ce que, après trois mariages ratés et de longues années à souffrir les affres de l’oisiveté, elle opte pour une vie d’aventures, descendre faire ses courses elle-même, prendre le bus, marcher dans le parc, bref, elle a décidé de vivre dangereusement, et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvé dans l’appartement que tu loues, par désœuvrement, et si elle t’a si superbement ignoré, c’est qu’elle n’a plus l’énergie d’introduire de nouveaux visages dans sa vie. Ce n’est pas sa faute, mon pauvre!

GUSSE: Euh. Elle est restée un an. Je devais coucher sous la tente, parce qu’elle avait envahi tout l’appartement. Et c’est durant cette période qu’un salaud m’a coupé trois doigts. Trois! J’ai maintenant un mal fou à écrire. Ce type-là, faudrait le dénoncer!

CHAUZ: Oh toi! Tu n’as pas changé! Toujours si prompt à juger! Ce type, je le connais, il a connu la Grande Invasion des pandas modifiés génétiquement qui manipulaient le coutelas et les AK-47 mieux que n’importe quels mercenaires. Alors! Il s’est battu, férocement battu comme l’exigeaient les circonstances, il s’est tellement battu qu’il n’a rien appris d’autre que de se battre. S’il t’a coupé quelques doigts, on ne peut tout de même pas le lui reprocher. En fait, c’est plutôt toi qui en est responsable! Pourquoi avais-tu ces doigts sous son coutelas? Y as-tu songé? Lui, tout ce qu’il sait faire, c’est piquer, couper, avec son coutelas. Faudrait être de bien mauvaise fois pour lui reprocher de faire ce qu’il sait faire. Non?

GUSSE: Tu as peut-être raison. Mais ça a quand même pas mal saigné. J’ai eu peur de perdre d’autres membres, j’ai pris mes jambes à mon cou et j’ai couru, oh, j’ai tant couru! Trop couru. J’étais perdu dans une sorte de désert de cailloux, sans une seule habitation, rien qu’un mauvais chemin. Au moins, je me suis dit, ici je serai en sécurité. Eh bien non! Il y a eu un coup de feu, j’ai reçu une balle dans le dos. C’est pourquoi tu vois ainsi, allongé de travers, grimaçant, pâlissant. J’aimerais trouver le salaud qui a osé. Me tirer dans le dos! Faut-il être lâche!

CHAUZ: Incorrigible! Tu n’apprendras jamais! Ce n’est pas un salaud, c’est un type qui a chassé le tigre virtuel dans les vastes plaines de l’ouest de la Mongolie en compagnie d’une troupe de danseurs Trifluviens. Ça marque. As-tu pensé à l’effet visuel qu’offrait ton dos, dans ce désert de cailloux, où les rayons du soleil peuvent transformer la forme et le mouvement visibles des choses? Je parierais que tu n’y as pas pensé! Avant d’insulter un honnête homme, tourne ton regard vers toi-même! S’il t’a tiré dans le dos, tu en es bien le seul à blâmer!

GUSSE: Vu ainsi, c’est bien vrai. Mon essence m’aura tué.

Conversation de taulards

POLO: T’as fait quoi pour te retrouver en taule?

LOPO: Entrée par habituation.

POLO: Ah! Un dur de dur! J’m’en doutais. À voir ta gueule.

LOPO: Ouais. J’ai pas hésité. J’suis comme ça, je fonce.

POLO: Raconte. Ç’a dû barder!

LOPO: Ouais. J’suis arrivé chez moi, après le boulot. Tous les soirs, j’arrivais chez moi, après le boulot.

POLO: Habituation.

LOPO: Exact. Alors j’entre, je pousse la porte. Elle est là, une inconnue. Je suis crevé, mais j’sais vivre. J’lui dit bonsoir. Elle tourne la tête.

POLO: Évidemment.

LOPO: Ouais. J’insiste. Je lui redis bonsoir. Elle claque du pied, saisit son téléphone, presse le bouton d’urgence. Moi je fonce, comme je t’ai dit, je fonce, je m’ouvre une bière, je m’assied au salon, les pieds sur le pouf.

POLO: Tu as osé!

LOPO: Et comment! C’est là que l’escouade est arrivée. Les flics, ils m’ont matraqué, puis ils m’ont demandé ce que je faisais là.

POLO: Habituation!

LOPO: Ben oui. Ils ne l’ont pas trouvé drôle. Nouveaux coups de matraque. Pendant c’temps, elle buvait mes bières, mangeait mon steak.

POLO: Toi t’as des couilles!

LOPO: J’ai peur de rien! Ils m’ont matraqué, embarqué, poussé devant l’juge qui m’a reproché mon entrée par habituation. M’a traité de rebelle.

POLO: Rebelle! Ça oui!

LOPO: A dit que les gens comme moi, y doivent apprendre à s’effacer.

POLO: À avoir tort.

LOPO: En toutes circonstances.

POLO: Habituation!

Le sourire

LÉO: Que fais-tu là? Tu es tout rouge, on dirait que tu vas t’étouffer.

YAN: Je hurle! Tu ne m’entends pas? Je hurle! Je me suis empalé sur un piquet de clôture en revenant du champ. Je saigne, je sens la mort qui me chatouille les couilles.

LÉO: Ne te fatigue pas. Personne ne t’entend, et ma foi, tu as l’air idiot.

YAN: Mais vous, et les autres, quand ils hurlent, on les entend! Moi je les entends!

LÉO: Tu es bien le seul! Ah! Ah! Ah! Il y en a qui te prêtent l’oreille quand tu leur remets quelques lingots d’or. À part ça, je ne vois pas, vraiment pas.

YAN: Je suis fauché. Va-t-on laisser tout ce sang se répandre?

LÉO: T’en fais pas, les pompiers viendront, ils laveront la place en moins de trente secondes. Quand t’en auras fini. En as-tu encore pour longtemps?

YAN: Difficile à dire. À voir le flot et ma pâleur, je dirais dix minutes, peut-être moins. Comment savoir.

LÉO: En tout cas, merci! Tu es vraiment mignon. Ta naïveté fait sourire, et le sourire, n’est-ce pas, c’est ce qui égaie la vie!

Le chœur des mécréants

EDGAR: Nous apportons les petits fours sur un large plateau en ébène, et à chacun autant de champagne, de scotch, de baboche qu’il en demande. Nous ne lésinerons sur rien, c’est la célébration d’une victoire inespérée, celle du capital pur sur la bêtise des charmants petits lapins.

CHŒUR: Va te faire cuire un bœuf! Va! Va! Va! Vas-y encore!

MALLORY: Je vous remercie, merci du plus profond du cœur, votre générosité nous permettra, non seulement de verser une augmentation bien méritée aux administrateurs de notre organisation, elle servira aussi à financer l’achat de crayons sertis d’une délicieuse, infinésimalement petite, émeraude, que nous remettrons à nos miséreux, qui pourront ainsi écrire de jolis poèmes salaces sur les amours des siphonaptères.

CHŒUR: Va te faire cuire un bœuf! Va! Va! Va! Vas-y encore!

MATHILDE: Je voudrais, avant d’entrer dans le vif de la brebis, dans ce pourquoi je vous ai convoqués, chers subalternes, exécutants, associés qui bravement emplissez le bassin sans fond de nos bonus, les miens, et ceux de Monsieur Ducas, évidemment, je voudrais, donc, vous marquer l’appréciation de la direction en vous remettant ces roses tasses avec ce touchant message, « mon boulot est mon rameau », et maintenant, aujourd’hui, je vous ordonne de compter le nombre de trous dans le rideau de dentelle de la salle de thé du septième.

CHŒUR: Va te faire cuire un bœuf! Va! Va! Va! Vas-y encore!

GEORGES: Moi, j’arrive! C’est moi qui arrive! Ouvrez-moi la porte! J’entre chez vous, cher inconnu, je m’installe dans votre salon, j’explore, et soyez gentil, ne me parlez pas, n’interrompez pas ma réflexion par vos salutations inappropriées, et franchement, avouez-le, un brin prétentieuses, car quoi, vous ne vous imaginez tout de même pas que je doive m’incliner jusqu’à vous, surtout que je n’ai pas mes lunettes, vous êtes si petit, lilliputien, comment vous apercevrais-je, comment même vous pressentir, aller, je vous laisse un placard, installez-y votre nid, confortable nid, douillet, oui, vous y resterez, n’est-ce pas, absolument silencieux.

CHŒUR: Va te faire cuire un bœuf! Va! Va! Va! Vas-y encore!

ALBERT: Chère escouade adorée, mes très chers confrères, mon équipe de choc, mes exterminateurs bien-aimés, notre mission aujourd’hui est simple, nous devons débarrasser notre monde d’un chœur de mécréants qui hurle à brûle-pourpoint avec de fâcheuses conséquences sur le bon ordre du désordre, sur la vérité des mensonges, et tout ce qui en découle, suppure et se répand. Comme d’habitude, tirez avant de voir, tuez, tuez, tuez, et nous nous retrouverons au Bar des Copains, où Donald nous a réservé, cela va de soi, notre table habituelle.

Le monde idéal tel qu’il n’existe pas

Professeure Éia rêve de vivre dans sa tasse, elle croit y avoir comprimé l’univers entier, tout ce qui existe, sauf elle. Professeure Éia souffre horriblement, une prostration qui pourrait, c’est que nous craignons, lui être fatale.

Alors, pour passer le temps, elle professe à l’Université, dans l’amphithéâtre A-6503-533-444342. Beaucoup de mots, quelques images, quelques questions des étudiants, mais peu. Elle les encourage à se taire, à penser à autre chose, à dessiner des arbres, des soleils, le visage qu’ils auraient s’ils avaient un joli visage. Parfois, il y a des expériences. Les étudiants manipulent le cyanure, ils en lancent des gouttelettes au plafond, et notent dans un grand cahier toutes les conséquences. Certaines, parfois, leur échappent.

Souvent, professeure Éia siffle, elle chante pour libérer l’âme de tous ceux qui sortent de sa tasse. Elle se penche parfois, s’incline comme pour prier, et à quelques reprises, elle a basculé du haut de sa tribune. Cela n’a rien changé à son cours, à part peut-être les sous que lancent les étudiants des dernières rangées.

Abîme

Lia s’est présentée en début de soirée, il n’y avait que quelques habitués dans l’allée, elle s’était déguisée en Thatcher, mais personne n’avait vraiment peur. Ceux qui ne la connaissaient pas riaient, se moquaient d’elle, mais par ici, nous nous taisions, nous savions que tôt ou tard, elle pleurerait. Il a été question du bateau de croisière qui mouillait dans le port, drôle d’escale dans ce coin désolé, que peuvent-ils bien chercher, que photographieront-ils.

Dans une valise de toile qu’elle a étalée sur la table, Lia nous a montré ses petits secrets, quelques-uns étaient sanglants. Nous avons fumé, cela ne nous arrivait plus, pas comme autrefois. Un d’entre nous s’est mis à respirer les émanations qui sortent des tuyaux au bout de l’allée, et Lia jouait de la mandoline électrique. Quand la foule a envahi l’allée, nous ne nous entendions plus, mais qu’importe, ce serait une autre nuit dans l’allée, et nous vivrions celle-là. Et demain, demain Lia reviendra et nous lui demanderons peut-être si « Lia » est son vrai nom.

Extinction

Chaque matin, à huit heures vingt-sept, Élia monte dans son bus, et descend à huit heures quarante-deux à l’intersection, marche deux cent trois mètres, pousse la porte, monte un étage, marche jusqu’au bout du corridor, tourne à droite, à droite encore, entre dans le local B-234.

Trois chandeliers. Elle les allume. Au-dessus, une image en papier glacé, de qualité, dans un cadre en chêne. L’image représente un écran d’ordinateur, joliment décoré d’une ribambelle de chiffres qui s’enlacent artistiquement en arabesques rouges sur fond bleu ciel. Elle s’agenouille, joint les deux mains, et de ses lèvres monte un murmure que nous ne pouvons reproduire ici (nous ne saisissons pas ce qu’elle dit, nous ne percevons qu’un bruit confus).

Une fois le bruitage terminé, elle sort du local B-234, et se dirige d’un pas léger vers le local B-251, où sont alignées sept rangées de vingt-deux tables identiques, un mètre carré chacune, avec un ordinateur et un clavier identiques. Devant chaque table, des hommes et des femmes s’asseyent, et cela dure douze minutes trente-sept secondes. Élia a pris place devant la quatorzième table de la troisième rangée.

Bientôt, un mouvement joyeux de doigts fait vibrer le local B-251. Un sourire incommensurable déforme le visage d’Élia.

Félia

Elle le savait, oui, son chat Benne le lui avait dit, et Henri le bœuf, et Jacob la tortue, et Cathy la pie: son bipède erre dans la ville au gré des champs magnétiques, totalement dépourvu du moindre libre arbitre.

Surtout, ont insisté, répété, martelé, Benne et Henri et Jacob et Cathy, laisse-le, abandonne-le à son sort, ne virevolte-face pas, ne pivote point, sous aucun prétexte évite de te retourner! Son sillage est semé de la putréfaction pétrifiée de tous les reproducteurs. Une allée infernale.

Mais elle, oh elle, n’a pas écouté. N’a écouté que son élan exalté. Son regard, mais aussi son visage, et même tout son corps, s’est tourné vers l’exécrable bipède qui, on l’a deviné, avait disparu. Un trou, un vide, le néant, un grand néant aspirateur. Qui l’a absorbé, elle.

Ni le chat, ni le bœuf, ni la tortue ou la pie ne l’ont plus jamais revue. Elle n’avait que vingt-deux ans, mais avant de disparaître, on lui en aurait donné quatre-vingt-douze et demi. Rides molles, longs cheveux blancs, raides, quelques dents écartelées.

Le cul-de-sac

Elle porte une veste, une jolie veste de tungstène à boutons de titane, un pantalon de laine. Verts. La veste, les boutons et le pantalon.

Elle n’a pas de religion, à part peut-être sa profession d’installatrice d’équipements thermiques et sanitaires. Personne ne lui connaît de défauts. Personne ne la connaît.

Mais nous la voyons tous. Tous les vendredis, tous les samedis, tous les dimanches. Nous la voyons qui se cache derrière une colonne, qui espionne l’allée du Moimien que plusieurs appellent, par dérision, le cul-de-sac des Affligés.

Elle espionne de ses yeux froids. Elle ne touche à rien, et c’est à peine si ses yeux remuent. Même quand dansent des arcs-en-ciel, elle reste immuable. S’imagine-t-elle passer inaperçue? Je ne crois pas, je crois qu’elle s’en balance.

Je ne lui ai jamais vu d’autres vêtements que sa veste de tungstène à boutons de titane, son pantalon de laine.

Les mauvaises langues racontent qu’il lui arrive de parler. Mais je ne connais personne qui en ait été témoin.

Elle n’a pas de nom, et cela, cela est fort particulier.