Ils m’avaient demandé de garder leur maison pendant leur voyage en Patagonie, alors bien sûr j’ai accepté, je n’ai pas pensé, pas douté, même si je n’ai jamais passé la nuit à la campagne, pas une seule, pas même dans mon enfance, à cet âge où les parent fourrent leur progéniture dans toutes les colonies de vacances possibles, à la mer, à montagne, aux champs ou aux marécages, et même si je les connaissais depuis quelques années, je ne les fréquentais qu’en ville, je ne vivais que là, en ville, dans la mienne ou d’autres, pourquoi faire autrement, aussi je ne comprends pas ce qui m’a pris de ne pas hésiter, de sauter, comme on dit, sur l’occasion, alors que c’était tout le contraire d’une occasion, une misère plutôt, oui, une sacrée misère qui a failli me coûter la vie, et dès la première nuit, pas après un mois, pas après une semaine, dès le soir du premier soir, le premier soir, la première nuit, je lisais un vieux livre, agacé de ne pas avoir d’accès internet, mais comme je suis de bonne volonté je n’ai pas râlé, et râler seul ne sert à rien, je lisais donc, lorsque j’ai entendu un grattement contre la parois de la maison, tout près de la porte d’entrée, j’ai tendu l’oreille, je me suis levé, j’ai éteint la lumière, toutes les lumières, je craignais des cambrioleurs qui auraient remarqué le départ des propriétaires, ne s’imaginant sans doute pas que j’étais là, et je regrettais de ne pas savoir utiliser les armes à feu entreposées dans la pièce du fond, je me suis approché de la fenêtre, j’ai risqué un œil à l’extérieur, nuit sans lune, je n’ai rien vu, qu’une infinité noire d’où montait toujours les grattements, et en y réfléchissant, je me suis dit que si c’étaient des cambrioleurs, ils ne s’amuseraient pas à gratter la parois de la maison depuis dix minutes, sans se déplacer, alors j’ai conclu qu’il s’agissait là d’un animal sauvage, un ours noir, un coyote, peut-être un puma, comment savoir, je ne connais pas la faune des environ, ni d’ailleurs de n’importe quel environ, et comme le bruit ne cessait pas, je me suis résolu à y regarder de plus près, armé d’un parapluie fermé en guise d’épée, j’ai, avec d’infinies précautions, ouvert la porte d’entrée, mais comme j’avais éteint toutes les lumières et que je n’avais pas pensé à me munir d’une lampe de poche, je n’ai rien vu, mais entendu, ça oui, si bien que j’ai fait un pas, puis deux, et au troisième pas, les bruits ont cessé, et j’ai gelé, paralysé dans la nuit, je croyais ma dernière heure arrivée, l’animal m’avait repéré, comment me sauver, évidemment fallait que je dégèle, j’en étais conscient, mais quand j’ai enfin pu remuer, oh horreur, j’ai senti la bête chaude me frôler et foncer dans la maison, ce qui m’a laissé dubitatif, rentrer me forcerait à confronter la bête, rester à l’extérieur m’exposait peut-être à trois autres bêtes, ou à dix, ou à cent, alors entre un immense danger incertain et un moindre certain, j’ai opté pour le moindre, je me suis précipité à l’intérieur et j’ai claqué la porte derrière moi, fallait bien éviter à la horde de pénétrer, et ne sachant trop que faire, je me suis contenté de maintenir la plus grande distance possible entre la bête et moi, ce qui était plutôt facile, vu le vacarme, oh quel vacarme, elle détruisait tout sur son passage, une furie, j’étais terrifié je l’avoue, mais j’avais la présence d’esprit de me réfugier au salon quand elle saccageait la cuisine, et je courrais dans la chambre des maîtres quand elle sautait sur le lit des enfants, et ça semblait devoir durer toute la nuit quand je me suis soudainement souvenu que je pourrais appeler de l’aide, j’ai donc signalé le 911, madame il y a urgence, on m’attaque, on détruit ma maison, pas vraiment ma maison, non je ne connais pas l’adresse, non je ne suis pas un cambrioleur, la maison de mes amis, oui, dans ce village-là, il y a une bête féroce, elle détruit tout ici, non je ne l’ai pas vue, j’ai tout éteint, merci merci, trois voitures de police sont arrivées vingt-sept minutes plus tard, ils ont frappé mais comment répondre, la bête était de ce côté, impossible d’ouvrir, ils ont menacé de défoncer, je n’osais répondre, que faire, j’étais réfugié sur une tablette dans le haut d’un placard, ils l’ont fait, coups de pied dans la porte, la serrure a volé, lampe de poche, arme au poing, j’ai cru qu’ils tireraient sur tout y compris sur moi, puis l’un d’eux s’est mis à rire, à s’esclaffer en vérité, et les autres l’ont imité, ils ont allumé, et j’ai vu la scène du haut de ma cachette, elle était là au milieu d’eux, la vache holstein.
Archives de l’auteur : Michel Michel
Un collectionneur et son ami
XILA: J’ai communiqué avec la directrice pour obtenir un congé la semaine prochaine, mais sa secrétaire m’a clairement laissé entendre que je n’aurais pas de réponse avant au moins trois semaines, alors à quoi ça sert, qu’est-ce que je pourrais faire, je dois absolument m’absenter ce jour-là, il y a un ami du village qui viendra me visiter, et c’est chose rare, depuis sept ans il ne m’a visité que deux fois, j’ai tellement hâte, nous passerons la journée à parler des bâtonnets de cèdre, nous collectionnons tous deux des bâtonnets de cèdre, il y a toute une communauté de collectionneurs dans mon canton, alors qu’ici, c’est plus rare, et les quelques-uns qui s’intéressent aux bâtonnets de cèdre parlent une langue que je ne comprends pas toujours, je n’ai jamais senti de connexion, mais faut dire que je n’ai jamais participé à leurs rencontres, alors cette visite, c’est inespéré, ça va me redonner espoir dans l’existence, elle devrait le comprendre, la directrice, tu ne crois pas?
LEHC: Tout à fait! Le mois dernier, je lui ai demandé…
XILA: Bon, je dois y aller. Salut!
LEHC: Mais, je ne t’ai pas raconté ce que…
XILA: Ça ne m’intéresse pas. Salut!
LEHC: Xila!
XILA: …
En avant vers le cap Horn!
Quand elle m’a vu, elle m’a demandé ce que je faisais là. Comme j’étais sonné, je n’ai d’abord rien répondu. J’étais enroué, comme un gros crachat pris au fond de la gorge. Puis elle a remarqué que j’étais laid. Oh, ça va, que je lui ai alors répondu, n’exagérons rien, visiblement tu ne t’es pas regardée, visage livide, grimaçant, tu ne payes pas de mine, je t’assure. Elle s’est détournée, et comme je n’aime pas trop les embêtements, j’ai fourré tout ce que je possède, à peu près rien, dans un baluchon, et je suis parti. Je n’avais pas l’intention de revenir, et je m’éloignais davantage à mesure que les années passaient, j’atteignais, comme on dit, une certaine limite: le vaste océan. D’accord, j’aurais pu le traverser, et j’y ai pensé, et j’y pense encore, mais là, du haut de la falaise, j’ai senti un brin de fatigue dans les membres, et comme l’âge avançait, je me suis cru permis de faire une pause. Sauf que ça s’est éternisé, et du fond des âges j’ai reçu une requête inquiétante, une requête dont je me serais volontiers passé. Elle m’écrivait, me réclamait, ou plutôt, réclamait un morceau de la fortune qu’elle m’imaginait avoir accumulée. J’ai chiffonné sa lettre, je l’ai lancée dans l’écume qui m’arrosait le visage, et le lendemain, à l’aube, sans m’entortiller dans les adieux, j’ai sauté sur le premier cargo, et me voilà qui navigue vers le cap Horn, pour se rendre je ne sais plus où.
Un mensonge parmi d’autres
JACO: Quand mon bras frêle tenait le tient, marchant dans l’ombre d’une basilique où se débattaient des anges et des diables, tu m’implorais, n’écoute pas ces hurlements, me criais-tu, je te serrais davantage, mais dans mon dos je les devinais, je pressais le pas et parfois nous courrions, je me souviens de ce soir blême, ton pied s’est pris dans une fissure du trottoir, nous nous sommes allongés sur le ciment, tu saignais au front, j’avais le fémur fracturé, je ne t’ai plus jamais revue, je n’ai même jamais su où tu t’étais réfugiée.
JULA: Idiot. J’habite au même endroit. Si tu avais laissé la musique jouer, si nous avions quitté Villeray sans en faire un plat!
La fin tragique d’un rêve
L’avez-vous entendu? Le traître! Couché dans ce square à rêvasser, à fabriquer des dentelles avec quelques mots, inventer jusqu’à nous faire croire à la magie, à une sorte d’extase de l’âme, une élévation qui l’aurait détaché de son ventre lourd, lui qui fait trembler la terre de ses flatulences, dont l’odeur tue moustiques et fourmis dans un rayon de deux mètres.
Oh! Et la voix! La voix fluette de cette pauvre fille, qui se cogne aux écorces dures des érables.
Notre lourdaud se roule avec peine, se relève et titube jusqu’à la gargote où il boira à la santé de ses souvenirs, qu’il égrène chaque soir devant des inconnus, souvenirs qui lui filent entre les doigts, flasques, laids et misérables.
Hélas, demain ressemblera à ce jour, et après-demain, et jusqu’à ce que crève la panse où se débat un ancien rêve, dont les soubresauts indiquent la fin prochaine.
Quand il n’y a plus que les corneilles
Oh je me souviens, au parc Lafontaine, j’étais couché sur le dos, je crois que c’était l’aube, mais comment en être certain, c’était il y a si longtemps, j’avais les yeux fermés, et quand tu t’es assise tout près, tu m’as demandé de ne pas les ouvrir, j’ai tout de suite été séduit par la couleur de ta voix, tes mots ronds, chantants, il y avait des pétales qui voltigeaient, une douceur qui se mariait si bien avec le matin, j’ai pensé qu’il serait agréable d’être assassiné par toi, alors j’ai gardé les yeux fermés, je ne les aurais ouverts pour rien, j’aurais été fou de tout détruire, détruire comme chaque jour, non, pas question, je savourais les sons qui me berçaient, et je crois qu’il a fallu de longues minutes avant que je ne comprenne tes mots, tes phrases, tu parlais de nuances métaphysiques qui menaçaient ta paix, qui la menaceraient probablement davantage avec le temps, et ta voix racontait ce que je pensais, je complétais tes phrases, tu ouvrais les miennes, et cela duré combien de temps, aujourd’hui j’ai l’impression que des jours se sont écoulés là, couchés sur la pelouse, mais n’était-ce que quelques heures, peut-être même seulement quelques minutes, je n’ai jamais ouvert les yeux et m’étais-je endormi, c’est sans doute ce qui s’est passé, et quand je me suis levé, quand j’ai dessillé les paupières, il n’y avait personne, tu n’étais plus là, et j’ai douté, longtemps après j’ai douté de ton existence, et même aujourd’hui, je me demande parfois si je ne t’ai pas inventée, même si je sais que tu étais là, je te sens encore, et j’en souffre, la douleur est trop grande et je n’ai plus jamais fermé les yeux, depuis longtemps, le soleil m’a brûlé la rétine, je ne vois plus les arbres du parc, je n’entends que le croassement des sinistres corneilles, insolentes corneilles qui parfois volent mon pain, mes fruits, mon fromage.
La fin des promenades gaies
Chaque jour, j’ai mille deuils, je voudrais t’aimer, mais tu te perds parmi tous ces gens que tu emmènes, qui t’entourent du matin au soir, tant que j’ai quelquefois eu à leur trouver de nouveaux visages. N’insiste pas, ne m’écris plus, à moins que tu n’habites sur la rue des Ravages, tu sais cette rue là-bas, mais je crois plutôt que tu erres d’un pays à l’autre.
Par ici, la grêle grise brise les jolis pavillons où chantaient autrefois les enfants, il ne nous reste qu’un roulis de corbillards qui défilent autour du parc, des bouchons de corbillards entourés de vieux mentons maigres aux crânes chauves, des mains tremblotantes et des crachats de haine qui versent sur les rares passants d’innommables calamités, des maladies dont personne ne se relèvera. Ne me demande pas comment je vais, il nous tombe du ciel des nuées de corbeaux aux griffes ouvertes, aux yeux morts, nous n’avons pas l’âme à la danse.
Chaque jour, la parole assassine, et comment pourrais-je sortir de chez moi, comment marcher à nouveau sur la neige gelée, qui crisse sous le pas?
Une rue dans la ville
Rue des Ravages, il y avait des marins, des commandants de sous-marins, un poète qui s’est jeté du haut du rocher percé, et s’en est sorti vivant. Rue des Ravages, des femmes édentées jettent des fleurs mortes de leurs fenêtres, et se moquent des visiteurs qui s’égarent, qui ne s’en sortiront pas.
Chaque fois que la terre tremble, rue des Ravages, tout ce qui ment disparaît. Des sirènes asexuées sirotent tranquillement leurs cocktails, la nuit, sur les terrasses. Comment une rue pareille peut exister au cœur de la ville, comment est-ce possible?
Rue des Ravages, on y reste, on n’en revient jamais. Pas de passé, encore moins d’avenir. On chante, mais on ne pense pas.
Les fossoyeurs publics
Exceptionnellement, on ordonne aux fonctionnaires de descendre dans la ville, de relever les manches pour contrôler les citoyens qu’habituellement ils rayent d’un coup de crayon.
Au début, leur cohue prête à rire, mais à force de s’y exercer, à force de voir leurs rangs décimés, les fonctionnaires se redressent, et bardés de leurs ordres, de leur nouvelle autorité, ils encerclent la foule pour lui apprendre à marcher, pour enseigner les pas qu’il faut imposer.
Ceux qui refusent, ils leur lancent du gaz à assécher les cœurs, que cachaient leurs maîtres dans les caves du château.
Et sur le passage des condamnés, dans la désolation qu’ils sèment, ce qui reste de fonctionnaires forme une joyeuse farandole.
Un spectre mémorable
Le spectre des marécages s’est perdu, un soir de juin, dans les rues du village, et sans qu’on s’y attende, a crié aux enfants de se méfier, il leur a révélé avec une profusion de détails tous les pièges vers lesquels les poussent les vieilles dents.
Évidemment, les autorités ont brandi les armes, mais que peut-on contre un spectre? Fusils, ail, crucifix, toutes ces babioles qui les ridiculisent, le spectre ne les a pas vues, ne les a pas entendues.
À l’aube, dans les premiers rayons du soleil, son image s’est doucement effacée. Mais son souvenir, ça nous l’avons tous pressenti, nous désolera pendant des années, peut-être même pour toujours.