INSTITUTRICE: Bonjour les enfants. J’espère que vous avez bien dormi, et que vous êtes prêts pour une leçon très importante. Mais d’abord, que tous ceux qui n’ont pas mangé un petit-déjeuner ce matin lèvent la main.
Trois élèves, sur les vingt-quatre que compte la classe, s’exécutent.
INSTITUTRICE: Voyons, voyons les enfants, il ne faut pas mentir. Si vous n’avez mangé qu’un petit bout de pain ranci, ça ne compte pas. Allez, levez vos mains.
Cette fois, sept gamins et gamines, yeux cernés, teint grisâtre, agitent une main lourde.
INSTITUTRICE: C’est bien, allez vous asseoir dans le fond de la classe. Maintenant, que tous ceux qui ont été battus hier soir ou ce matin par leurs parents, leurs aînés, ou n’importe qui, levez la main.
Six gamins et gamines, au regard fuyant, remuant une main timide.
INSTITUTRICE: Bravo. Allez rejoindre vos camarades au fond de la classe. Enfin, tous ceux qui ont été violés, ou qu’on a exposés à ce que les adultes appellent de la sexualité, levez la main.
Cinq gamins et gamines, qui serrent les lèvres, brandissent un poing.
INSTITUTRICE: Au fond de la classe, avec les autres!
Aussitôt les dix-huit élèves bien installés au fond de la classe, l’institutrice appuie sur un bouton rouge. Du plafond descend un mur de verre, sur toute la largeur de la classe. Ce mur sépare hermétiquement la classe en deux. Ainsi les six de devant ne peuvent entendre ceux de derrière, qui peuvent tout de même suivre la classe grâce à un système de haut-parleurs.
INSTITUTRICE: Aujourd’hui, donc, leçon sur l’amour. Sortez vos cahiers, prenez des notes.
L’institutrice écrit au tableau, en lettres majuscules, le mot AMOUR. Juste en dessous, sur trois ligne, elle trace 1, 2, 3.
INSTITUTRICE: Quelles sont les 3 composantes de l’AMOUR?
Les élèves, ceux de devant, parce que ceux de derrière, personne ne s’en soucie, regardent leurs cahiers, leurs crayons, silencieux.
INSTITUTRICE: Voyons, réfléchissez. Vous avez tous déjà entendu le mot AMOUR, vous avez donc une petite idée de ce que c’est. Toi, Gabriel, dis à la classe ce qu’est l’AMOUR.
GABRIEL: C’est ne pas vouloir perdre sa maman, son papa, son chien et ses amis.
ADAM: Idiot! Les amis, c’est l’AMITIÉ, pas l’AMOUR.
INSTITUTRICE: Adam, toi qui sembles t’y connaître, vas-y, dis-nous ce qu’est l’AMOUR.
ADAM: C’est vouloir faire des enfants parce qu’on trouve la fille belle, et après, vouloir garder les enfants même s’ils sont de vrais diables.
JEANNE: Moi j’en ferai jamais des enfants! J’aurai jamais de mari. Je vais voyager toute seule. Les gens sont cons.
INSTITUTRICE: Surveille ton langage, Jeanne. Les gros mots sont interdits. Je le note sur ta feuille, ici.
Jeanne murmure entre ses dents, grosse conne, mais l’institutrice ne l’entend pas.
INSTITUTRICE: Qu’as-tu dit, Jeanne?
JEANNE: Rien.
INSTITUTRICE: Rien? Quoi, rien?
JEANNE: L’AMOUR c’est rien, c’est pour les c…, pour les gens, euh… pour les gens mal informés.
INSTITUTRICE: Et quelle est cette information que les gens n’ont pas, et que toi, Jeanne, tu possèdes?
JEANNE: L’ennui.
INSTITUTRICE: L’ennui, et c’est tout?
JEANNE: C’est déjà pas mal. Tout le monde finit par s’ennuyer, alors ils divorcent et ça coûte cher. Ou ils se font la tête, et c’est pas drôle. Toujours comme ça. Vaut mieux voyager, et seule.
Dans le fond de la classe, derrière le mur de verre, deux gamins se tapent à coups de poing sur le nez. Quelques-uns se sont rassemblés autour, les encouragent. D’autres dorment sur leurs bureaux. L’institutrice appuie sur un bouton jaune, et le mur de verre qui sépare la classe devient noir, opaque. Impossible de voir les élèves du fond de la classe. Leurs mouvements ne dérangeront pas ceux d’en avant, et la classe peut continuer.
INSTITUTRICE: Liliane, est-ce que tu penses la même chose que Jeanne?
LILIANE: Oh non, madame l’institutrice! Oh non!
INSTITUTRICE: Alors, c’est quoi l’AMOUR? Allez-vous finir par me le dire, ou êtes-vous trop bêtes?
LILIANE: L’AMOUR, c’est quand la plus belle fille de l’école sort avec le plus beau garçon de l’école, et que le plus beau garçon de l’école lui dit qu’elle est la plus belle fille de l’école et qu’elle lui dit qu’il est le plus beau garçon de l’école. Voilà.
INSTITUTRICE: Et qu’est-ce qui arrive à ceux qui ne sont pas la plus belle fille ou le plus beau garçon de l’école?
LILIANE: Tant pis pour eux.
INSTITUTRICE: Vous n’y êtes pas. Personne. Prenez vos crayons, et écrivez.
L’institutrice se tourne vers le tableau, et écrit un mot au point 1, puis un autre au point 2, et un autre encore au point 3. Mais elle écrit si mal qu’il est impossible de lire, et les élèves, qui se grattent la tête, jettent des regards inquiets vers leur institutrice.
INSTITUTRICE: J’espère que vous avez bien noté, parce que cette matière constituera une part importante de votre examen semestriel.
L’institutrice enchaîne avec la prochaine matière, les mathématiques. Impossible de savoir ce qui se passe derrière le mur de verre opaque. On n’entend rien, on ne voit rien.