Vidée

Gabrielle s’est réveillée en sursaut. Une démangeaison, sous le sein droit. Dans son demi-sommeil, elle s’est grattée, sans trop y prendre garde. De la peau s’est décollée, elle en avait sous les ongles. Inquiète, elle s’est levée, s’est précipitée devant le miroir de la salle de bain. Maudissant cette manie de se gratter à fond à la moindre démangeaison, elle s’attendait à voir du sang, une blessure aggravée par ses propres soins. Rien. Il n’y avait rien. C’est-à-dire, il n’y avait plus rien. Plus de peau, pas de sang, rien qu’un trou béant. Un petit cratère d’au moins deux centimètres de profond, absolument vide. Étonnée, effrayée, elle s’est précipitée dans la chambre, a réveillé Marc pour lui montrer l’incongruité. Marc a haussé les épaules, lui a rappelé qu’il comptait sur elle le lendemain pour lui prendre un rendez-vous chez la massothérapeute, parce qu’il n’aurait pas le temps de le faire lui même. Et il s’est rendormi. Alors Gabrielle, avec son vide, a tourné en rond dans la maison. Toute la nuit. Le lendemain, après avoir pris le rendez-vous de Marc, elle a filé droit chez sa mère. Elle avait vingt minutes pour lui parler avant de sa journée au bureau. Tout de suite, après à peine trois mots d’explication, elle a ouvert sa blouse pour lui montrer son trou. Il s’était agrandi! Le cratère faisait maintenant cinq centimètres de circonférence, et au moins six de profondeur. Elle n’a pu retenir un cri, alarmée devant le manque qui s’agrandissait. Pourtant, songeait Gabrielle, à cet endroit, il devrait y avoir, sous les côtes, le poumon droit. C’est à ne rien y comprendre, et quand on n’est pas médecin, on ne peut que spéculer, s’épouvanter. Devant cette fosse inédite, sa mère a reculé d’un pas, la main sur la bouche. Sans hésiter, elle lui a conseillé de voir un médecin, de consulter un spécialiste. Puis elle lui a remis la liste de courses qu’elle avait préparée, et s’il manque des sous, je te rembourserai à ton retour. Il manquait toujours des sous, elle ne remboursait jamais. Au bureau, Gabrielle avait du mal à se concentrer. Les idées les plus folles virevoltaient dans son esprit, et elle a bien failli demander congé pour consulter un médecin, comme le lui avait recommandé sa mère. Elle a attendu après sa journée de travail, après avoir fait les courses pour sa mère. Le médecin l’a examinée méticuleusement, d’un œil professionnel, expert. La cavité s’était encore creusée. Au moins douze centimètres de diamètre, et dix de profondeur. Un véritable trou béant, net, sans une goutte de sang. Là où on se serait attendu à voir des organes, vitaux ou pas, il n’y avait simplement rien. Devant ce phénomène inouï, le médecin lui a prescrit un antidouleur, même si elle n’avait pas mal, ainsi qu’un antibiotique, car on ne sait jamais. De retour chez elle, elle s’est retrouvée seule. Marc était chez la massothérapeute, et il devait rendre visite ensuite à un ami du collège. Gabrielle a pris le temps de s’ausculter, de constater les progrès de son trou. Quinze centimètres. Décidément, elle n’avait pas, ou plus, de poumon droit, et elle commençait à douter de l’existence de son foie. Quoique. On a beau ne pas s’y connaître, on sait que chacun dispose d’un minimum d’appareils cellulaires essentiels. Épuisée par son inquiétude, sa journée de travail et sa nuit blanche, Gabrielle s’est endormie bien avant le retour de Marc. Son vacarme ne l’a pas même réveillée, comme d’habitude, et lui, qui s’est laissé tomber sur le lit, a cru qu’elle n’était pas là. Son bras allongé n’a rencontré que le matelas froid. Il s’est endormi, et a vite ronflé, comme tous les soirs où il a bu beaucoup de bière. Au matin, il était déjà parti quand Gabrielle s’est levée. Cheveux en bataille, elle avait tout oublié de son cratère. En se regardant dans la glace, elle n’a été qu’à moitié surprise de constater qu’à part sa tête, son corps n’était plus qu’une vague forme vaseuse. Propre et vide. Aussi bien se recoucher, a-t-elle pensé. Elle avait oublié qu’elle travaillait, que Marc comptait sur elle pour appeler l’électricien, que sa mère aurait sans doute besoin qu’on arrose ses plantes. Le soir, au retour de Marc, elle avait beau lui parler, attirer son attention jusqu’à sauter devant lui, il ne la voyait pas. Trop de vide, semble-t-il, l’avait envahie. Et les antibiotiques ne changeaient rien à l’affaire.

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