Bonsoir tristesse

Studio de télévision B. deux cent quarante-neuf spectateurs. Lumières allumées sur la scène.

PANCARTE: APPLAUDISSEZ

La foule applaudit. L’animateur, Jean-Rino Quoirez, entre en scène au pas de course, bras levé pour saluer la foule, sourire immense (si immense qu’on se demande comment il tient dans un visage si maigre), coiffure lustrée.

VOIX OFF: Mesdames, Messieurs, accueillez votre animateur préféré, Jean-Rino Quoirez! Avec lui la tristesse est toujours drôle!

QUOIREZ: Merci! Merci, merci tout le monde! Vous savez ce que j’ai appris aujourd’hui? Grâce à vous, cher public, chers téléspectateurs à la maison, l’émission Bonsoir Tristesse est numéro un au pays! Merci à vous! Merci!

PANCARTE: APPLAUDISSEZ

QUOIREZ: Aujourd’hui, nous avons trois invités qui tenteront de se classifier pour concourir en quart de finale! Sans plus tarder, accueillons avec entrain notre première personne triste!

PANCARTE: RIEZ

Entre un quidam, survêtement de sport gris, chaussures usées, la quarantaine, mi-chauve.

QUOIREZ: Mon cher, quel est votre nom, d’où sortez-vous?

DUPRÉ: Marcel-Marc-Michel-Maurice Dupré. Je suis de la vallée de la Touelle.

QUOIREZ: La Touelle? Connaît pas! Ça ne doit pas être drôle, là-bas! Encore moins, j’imagine, si on y est né!

DUPRÉ: À qui le dites-vous!

QUOIREZ: Êtes-vous un homme triste?

DUPRÉ: Oui.

QUOIREZ: Pardon? Je n’ai pas bien entendu. Vous, dans la salle, avez-vous entendu?

PANCARTE: NON

QUOIREZ: Vous voyez, personne n’a entendu! Alors, Michel-Marc-Machin, êtes-vous un homme triste?

DUPRÉ: C’est Marcel-Marc-Michel…

QUOIREZ: Ça va, pas besoin de recommencer. Monsieur Dupré, êtes-vous un homme triste?

DUPRÉ: Oui!

QUOIREZ: Quoi?

DUPRÉ: OUI! OUI! OUI!

QUOIREZ: Voilà! Faut se faire entendre mon vieux! Maintenant, dites-nous, pourquoi êtes-vous triste?

PANCARTE: POURQUOI

DUPRE: Je suis orphelin, j’ai été élevé par les services sociaux parce que personne ne voulait de moi. On m’a battu, on m’a torturé. J’ai pris beaucoup de dope. Beaucoup. J’ai failli mourir. J’ai trouvé un boulot, j’ai remonté la pente, pendant dix ans j’ai amassé une petite fortune. J’ai rencontré une femme. Nous nous sommes fiancés. Le lendemain, elle a vidé mon compte et je ne l’ai jamais revue. C’était la semaine dernière. Je suis trop triste pour recommencer. Trop fatigué pour me jeter dans la Touelle. Je me vide à vue d’œil.

PUBLIC: Ohhhhh.

QUOIREZ: Merci Dupré! Le public a réagi! Notre tristomètre a enregistré les “oh” du public. Attention! Combien Dupré obtiendra-t-il? Voilà! Soixante-deux! Pas mal Dupré, pas mal!

PANCARTE: APPPLAUDISSEZ

QUOIREZ: Merci, merci! Maintenant… Dupré, s’il vous plaît, poussez-vous, faites place à la prochaine concurrente. Accueillons avec entrain notre deuxième personne triste!

PANCARTE: RIEZ

QUOIREZ: Ma chère dame, quel est votre nom et d’où vous a-t-on sorti?

DUPAS: Mon nom, monsieur, c’est Marion Dupas. C’est ça mon nom. Dupas. Marion Dupas.

PANCARTE: RIEZ

QUOIREZ: Ça va Marion, nous avons compris! D’où peut-on sortir avec un nom pareil?

DUPAS: De Dupas. C’est le nom de mon village. Manon Dupas, rue Dupas à Dupas.

QUOIREZ: Où tout le monde marche du pas de l’oie!

PANCARTE: RIEZ

QUOIREZ: Je parie que c’est ça, votre triste histoire, s’appeler Dupas, venir de la rue Dupas à Dupas. Démoralisant!

DUPAS: Non, monsieur.

QUOIREZ: Racontez, alors, nous sommes curieux. Et vous, cher public, êtes-vous curieux?

PANCARTE: OUI

QUOIREZ: Marion, partagez votre tristesse avec les millions de téléspectateurs de Bonsoir Tristesse!

DUPAS: Personne m’aime, monsieur. Chaque fois que je rencontre un homme ou une femme, j’ai beau tout leur donner, toujours, ils finissent tous par me laisser tomber au bout de deux semaines. Ou moins. Ils me disent que je suis ennuyante, jolie, mais pas intelligente, tendre, mais pas sexy. Je suis lasse, monsieur, désenchantée. Alors je bois du café, et je lis des biographies. J’essaie d’oublier mon existence, mais elle me revient toujours en plein visage, le soir, monsieur, avant de m’endormir. J’ai beau prendre des somnifères, beaucoup, ça n’y change rien. Il y a toujours quelques minutes flottantes où je me retrouve comme je suis, seule, absente de la vie, étrangère. Alors, la plupart du temps, je m’endors en pleurant. Au réveil, je me dis que je pourrais vivre seule, que je n’ai besoin de personne. Mais je me rends compte, monsieur, que je ne suis pas seulement seule. Si ce n’était que ça, ça irait encore. Non, monsieur, je suis une femme que personne ne reconnaît. Je suis invisible.

PUBLIC: Ohhhhhhhhhhh!

QUOIREZ: Oh, Marion! Je crois que votre tristesse est bien triste! Que dira notre tristomètre? Attention. Est-ce que Marion surpassera Dupré? Est-ce que l’invisibilité sera plus puissante que la vacuité? Voilà! Cent dix-huit! 

PANCARTE: APPLAUDISSEZ

QUOIREZ: Bravo Marion! Restez avec nous. Et vous, Dupré, rentrez donc chez vous. Allez caresser votre petite tristesse dans votre vallée! Accueillons maintenant notre dernière concurrente de la soirée!

PANCARTE: RIEZ

QUOIREZ: Quelle émission riche en émotions! Ma chère, prenez place. Comment vous appelez-vous, de quel bled nous venez-vous?

LANCTÔT: Jana Lanctôt. Née à Shawinigan-Sud.

PANCARTE: RIEZ

QUOIREZ: Shawini-quoi? Qu’est-ce c’est que ça?

PANCARTE: RIEZ

LANTÔT: Shawinigan-Sud. C’est pas drôle.

QUOIREZ: Mais si, mais si. Ma chère Jane, saurez-vous nous apporter plus de tristesse que cette fameuse Marion? J’en conviens, la pente sera dure à monter.

LANCTÔT: Moi c’est simple. Je suis triste parce que je suis moi.

QUOIREZ: Et c’est tout? Voyons, Jane, forcez-vous un peu. Détaillez! Détaillez! Qu’y a-t-il de si triste à être vous?

LANCTÔT: Je suis moche. Je suis têtue. Je n’aime pas danser. Je n’aime pas le cinéma. Je n’aime pas lire. Je n’aime pas la politique. Je n’aime pas mon boulot. Je n’aime pas ce que tout le monde aime. Je ne sais pas ce que j’aime. Je ne sais pas comment aimer quoi que ce soit. Je n’aime pas les gens raisonnables. Je n’aime pas les gens absurdes. Je n’aime pas les gens qui m’aiment. Je n’aime pas l’amour. Ma vie est d’un ennui mortel, et je me dis qu’il faudrait bien aimer quelque chose, mais quoi? Quoi! Je mourrai dans un brouillard.

PUBLIC: Oh!

QUOIREZ: Oh la la, Jane! Je la trouve pathétique votre tristesse, mais on dirait que notre public ne la trouve pas si triste que ça. Attendons que notre tristomètre nous donne le résultat. Attention. Cher public, chers téléspectateurs, regardons tous ensemble le tristomètre. Voilà! Douze. Une petite douzaine pour Jane!

PANCARTE: HUEZ

QUOIREZ: Pas besoin de vous éterniser, Jane, vous pouvez décamper, nous ne vous retenons pas. D’ailleurs, à entendre votre récit, nous sommes convaincus que nous n’aimez pas être ici, que vous ne nous aimez pas. Allez, houste!

PANCARTE: HOUSTE

QUOIREZ: Voilà, notre gagnante pour ce soir, mesdames, messieurs, Marion! La super-triste Marion!

PANCARTE: APPLAUDISSEZ

QUOIREZ: Marion, nous vous reverrons dans six semaines, pour le début des quarts de finale. D’ici là, chers téléspectateurs, nous nous retrouverons la semaine prochaine pour une autre joute à Bonsoir Tristesse!

PANCARTE: APPLAUDISSEZ

VOIX OFF: C’était Jean-Rino Quoirez, votre animateur préféré!

L’animateur, sourire plus grand que lui, quitte la scène d’un pas joyeux, en agitant les deux bras. Les lumières s’éteignent sur la scène, et s’allument dans les gradins.

Traitement en cours…
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