Leana pensait qu’elle connaissait ça, le bonheur. Elle l’observe depuis des années, et elle n’en revient pas de voir tous les visages qu’il porte.
Il y a d’abord, bien évidemment, sa sœur Marina et ses douze enfants, fière d’avoir rempli son rôle de mère. Fière, oui. C’est ça le bonheur, assure-t-elle.
Il y a aussi Marceline, son amie d’enfance, qui cultive des citrouilles géantes en Alaska. Un rêve de toujours. C’est ça le bonheur, témoigne-t-elle.
Il y a encore Rosanne, sa copine d’Université, cadre supérieure à la Compagnie des Plastiques Jaunes, à qui elle consacre l’essentiel de sa vie. Ça c’est le bonheur, tonne-t-elle.
Mais Leana? Pauvre Leana, jamais elle n’a pu leur parler de son bonheur. Elle ne l’a jamais trouvé.
C’est pourquoi Leana a accepté de payer vingt-sept mille dollars pour s’inscrire à une formation d’une année en ligne. Tremplin vers le Paradis. Norée Dorée, l’initiatrice de cette formation, est maintenant millionnaire, et heureuse. Elle assure qu’elle saura conduire ses élèves jusqu’au bonheur, étape par étape, marche par marche.
Leana ignore si dans un an, elle aussi saura ce que c’est que le bonheur. Mais son espoir est grand, et ses efforts considérables. Norée lui a donné plusieurs exercices à faire. Par exemple, elle doit répéter dix fois cette phrase, à cinq reprises, chaque jour: le bonheur est en moi, il suffit d’ouvrir l’œil-de-boeuf intérieur.
Dix fois par jour, à une fréquence régulière, fixée par une alarme sur le téléphone. Où qu’elle se trouve, Leana répète donc. Et se sent vaguement ridicule.
Mais Norée l’a dit: on se moquera de vous! Sauf qu’à force de répéter, votre cervelle enregistrera le message, et vous finirez par voir le bonheur qui dort en vous. Ensuite, assure Norée, il ne s’agira que de le nourrir pour lui donner la force de sortir et de s’épanouir. Un an, vingt-sept mille dollars.
Pas cher, pour acheter le bonheur.
Les clients le répètent.
Pas cher, l’argent le mieux investi.
Certains, comme Leana, ont emprunté. Pas grave.
C’est du BONHEUR qu’on parle ici.
N’empêche.
Parfois Leana sent le frisson du changement dans ses organes. Il lui arrive, quand elle répète le bonheur est en moi, il suffit d’ouvrir l’œil-de-boeuf intérieur, surtout si elle parvient à se concentrer sur ce qu’elle dit, eh bien oui, elle entrevoit des lueurs. Imprécises, mais lueurs tout de même.
Mais ça ne dure pas. Après dix minutes, quinze tout au plus, ça s’estompe, et la lueur s’éteint. L’ennui revient, elle se demande si elle n’a pas fait une folie.
Sauf qu’elle continue. Norée l’a avertie: c’est long. Le rappel sonne sur son téléphone, et elle recommence ses incantations.
Lorsqu’elle répète sa phrase en public, les gens se retournent, la dévisagent, haussent les épaules comme si elle était une demeurée. Et les enfants rient. À la longue, ça lasse. Leona répétait de moins en moins fort, plus soucieuse des regards que de son œil-de-boeuf intérieur.
Alors il a fallu prendre des mesures.
Leona sort de la ville le plus souvent qu’elle peut, et le plus longtemps possible. Elle marche le long des champs, traverse rapidement les villages, longe la forêt qui s’étend sur des kilomètres au nord.
Elle peut hurler ses incantations, si cela lui chante. À l’ombre des vieux arbres, dans le bourdonnement des moustiques et le chant des oiseaux, elle répète, elle répète, le bonheur est en moi, il suffit d’ouvrir l’œil-de-boeuf intérieur.
Quand enfin elle se tait, vidée, doutant d’avoir vu quoi que ce soit, elle croit entendre, dans la forêt, l’écho de rires qui se moquent d’elles. Mais ce n’est peut-être que le souffle de la brise dans les feuilles lourdes.
Il n’y a pas lieu de se décourager. Elle a payé son Tremplin vers le Paradis, elle finira par y arriver. Et quand l’année s’achèvera, elle pourra dire, elle aussi, c’est ça le bonheur!