Promenade en forêt

Et voilà! La bagnole dans le fossé! J’aurais dû rester chez moi à ne rien faire plutôt que de m’aventurer dans ce trou perdu! Un autre mariage! Combien y en aura-t-il encore? C’est le septième, et mon père ne se lasse pas. Ça va finir par le crever, toutes ces nuits de noces! Encore une cérémonie! Encore des déclarations, des promesses, des trémolos. La comédie. J’irai à son huitième mariage dans deux ans, si son coeur tient bon.

Mon téléphone ne capte rien. Pas de réseau. Cette forêt, cette route où je n’ai rencontré personne depuis deux heures. 

Bon. Marchons.

Comment savoir si devant, il y a un village, une station-service? Parce que derrière, d’où je viens, je sais qu’il n’y a rien avant au moins cent cinquante kilomètres. Il est déjà seize heures. On dirait que pour la première fois, je vais le manquer son mariage. Cette idée d’aller vivre plus loin que nulle part! Je me demande s’il y a des ours, des loups et des moustiques dans cette forêt. J’ai mon canif suisse, c’est mieux que rien, quoique pour les moustiques… Je vais marcher une heure dans cette direction, devant, et si je ne trouve rien, je reviendrai, j’attendrai qu’une voiture passe.

Surtout, pas de panique. Il y a une route donc il y aura des voitures.

Tiens, un chemin de terre, à droite. Défense de passer. Si j’en juge par la chaîne rouillée, l’endroit n’est pas très fréquenté. Il y a peut-être un chalet où je pourrais passer la nuit, si jamais ça devait se prolonger? Ou des gens. Ou un peu de nourriture, des conserves, de l’eau. Qu’est-ce que je risque?

C’est un long chemin de terre, dirait-on. Je marche depuis une bonne trentaine de minutes et je ne vois toujours rien. C’est vrai qu’avec ces chaussures italiennes, je ne suis pas aussi rapide qu’avec mes tennis. Le chalet doit être installé sur la rive d’un lac ou d’une rivière. S’il n’y a pas de nourriture, il y a certainement une canne à pêche. Je pourrai survivre comme un homme des bois! J’ai vraiment un bon sens de l’humour, je trouve, même dans l’adversité.

Je marche. 

Je marche encore et encore.

J’abîme mes chaussures, mais ainsi soit-il.

J’ai soif, et j’ai oublié de regarder l’heure depuis longtemps, il me semble. J’ai même oublié que je marchais. 

Courage, je me secoue. J’hésite. Je retarde encore un peu l’instant, car pourquoi connaître l’heure qu’il est, maintenant? Je sais que ça m’inquiétera, je constaterai bêtement que je me suis hasardé trop loin, que je n’aurai pas le temps de revenir à la voiture avant la nuit, que me voilà bien seul au milieu des bois, et que bientôt tous les bruits autour de moi me paraîtront suspects. Si cette route ne mène qu’à un ancien secteur de coupe forestière abandonné, j’aurai l’air bien sot dans mes habits de ville avec ce dérisoire couteau suisse.

Vingt heures. A bien fallu par finir par oser lever le bras, baisser les yeux, constater. Vingt heures. Charmante balade en forêt qui s’éternise. Avancer encore un peu, trouver un ruisseau, boire et rebrousser chemin. Chanter, crier, frapper des mains, puisqu’on dit que faire du bruit éloigne les bêtes. Pourquoi pas ne pas en profiter pour débattre d’un sujet épineux, ma conscience de ce côté-ci, mon intuition de ce côté-là ? Les sujets abondent. Est-ce que Dieu existe? Est-ce que le premier ministre existe? Pourquoi se marier sept fois ? Pourquoi se marier une fois ? Pourquoi marcher plus d’une heure, alors qu’on s’était prudemment promis de faire demi-tour? Pourquoi acheter des chaussures si italiennes pour les ruiner incognito dans ce paysage sylvestre?

Ah! Enfin! Ce pan de mur turquoise que j’aperçois entre les arbres, ce serait bien mon chalet! À moins que ce soit un mirage. Cela mérite réflexion. Les mirages sont-ils propres aux déserts, ou surgissent-ils aussi en pleine forêt? Tout dépend de l’action combinée de la déshydratation et de l’insolation. J’ai soif, oui, cruellement, mais j’ai la caboche tiède. Pas d’insolation, grâce à ces grands arbres qui m’enlacent de leurs ombres fraîches, de plus en plus fraîches à mesure que j’avance. Donc voilà: il ne s’agit pas d’un mirage.

Si je ne portais pas ces chaussures de ville, je courrais! Mais j’ai cela, encore beaucoup de patience. Je n’en suis pas à dix minutes près. Vu d’ici, le chalet me semble bien plus gros que ce que j’avais d’abord cru. En meilleur état que je ne l’avais imaginé, aussi. Curieux, dans cet endroit perdu. Est-ce un chien? Oui, et des voix. Des voix? Il y a des gens là-bas? Que leur dire? Vont me reprocher d’avoir ignoré leur affiche, vont me lancer que je n’ai rien à faire ici. Est-ce qu’ils ont le droit de me chasser à coups de fusil? J’expliquerai que j’ai eu un accident, qu’il n’y a personne sur la route, que je suis perdu.

Mais ce chalet, c’est une maison, et une belle maison! Petit jardin derrière, belle pelouse devant, il y a même une voiture, un peu vieille certes, mais qu’importe. Soyons courageux, et montrons-nous à ces gens. 

Petite précaution, je vais tenir cette branche de bouleau, ce sera mon bâton du pèlerin. Si c’est un chien de garde, j’aurai de quoi le recevoir. Et on ne sait jamais, ce sont peut-être des contrebandiers, des fabricants de méthamphétamine ou des politiciens corrompus en cavale! La prudence est de mise.

  • Hey!

Une femme? Elle a peur de moi? Non, elle m’invite à avancer. Un bâtard aboie devant elle. Sa queue s’agite. Bon signe. Une autre femme sort de la maison, et un enfant, et un chat.

  • Ma voiture est en panne. Dans le fossé.

Elle me serre la main, se présente. Quel est son nom? Pourquoi ne reste-t-il pas imprimé dans ma caboche? Je ne vais tout de même pas la prier de répéter. Mon appréhension. Calmons-nous. Ces gens veulent m’aider, c’est ce qu’elles disent, toutes deux. M’offrent à boire, à manger.

  • Mais venez, faut pas rester là.

Oui. C’est vrai. Je ne vais tout de même pas prendre racine devant leur maison. Bouger encore un peu, juste un peu. Quel bonheur de les entendre, quel soulagement. Au-delà des arbres, la lune éclaire la nuit.

La nuit? Je ne l’a pas vue venir celle-là!

Je les suis vers la maison. Je ne peux m’empêcher de jeter un bref coup d’œil à ma montre. Vingt-trois heures trente-cinq!  Quelle folie que tout cela! Je fais un pas, et puis deux, mes jambes me portent avec peine, mes souliers raclent le sol. Outch! Qu’est-ce que ce caillou fait là! Je parie que je me suis fracturé le gros orteil! Oh là! Ce foutu caillou m’a déséquilibré! Que m’arrive-t-il? Je ne suis pas allongé par terre, sauf que je ne me sens plus debout. Je chute, mais si lentement, si doucement. Impression de léviter. Ma tête pivote de son propre chef, et je remarque que les femmes se sont retournées, sourire aux lèvres, sourire qui se mue imperceptiblement en une effrayante grimace. Tout mon corps en apesanteur. J’atterrirai sur un matelas, je m’endormirai! Comme je suis las! J’ai besoin de dormir. Puis-je dormir avant de manger? La route était longue. Il m’a fallu tant de courage. Mais vous êtes là! J’ignore où sont mes bras, que sont devenues mes jambes. Ma tête descend, traverse l’espace, les galaxies. Cet escalier qui m’invite, et cette première marche si accueillante. M’appelle. Et je suis…

  • Oh… Il saigne.
  • Assommé?
  • Mort, je crois.

Michel Michel est l’auteur de Dila

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