Chimérique

Je vis dans une chambre au dernier étage d’un vieil immeuble du quartier ouvrier. J’ignore s’il est encore convenable de l’appeler quartier ouvrier, puisqu’il n’y a plus d’ouvriers depuis deux ou trois décennies. Les unes après les autres, les usines et les manufactures ont été rasées, pour faire place à des parkings ou des terrains vagues. Autour de moi, les pauvres sont pauvres et nombreux. Et souvent sales. Mais pas moi. Ma chambre est impeccable. Rien ne traîne, je chasse la poussière dès qu’elle se pose, et même le papier peint décoloré éclate de propreté. J’ai l’oeil vif, dès qu’elles pointent leurs sombres étoiles, j’efface les moisissures qui me narguent. Par souci d’ordre, j’ai décidé de maintenir mon mobilier au strict minimum: un divan, qui me sert aussi de lit, un pupitre de l’ancienne école qu’ils ont détruite il y a quinze ans faute d’élèves puisque la majorité des familles ont trouvé du boulot ou du chômage ailleurs dans la ville ou dans le pays, un réchaud électrique, que je me suis payé il y a cinq ans et trois mois, posé sur le pupitre, qui me sert aussi de table à manger, une chaise, toute simple, avec quatre pattes, un demi-dossier, et un siège rembourré couvert de moleskine verte, une petite commode blanche où je range tout, vêtements, outils, livres, nourriture, casserole, assiette, fourchette et couteau. Et c’est tout. Je m’interdis tout laisser-aller. Il n’y a rien sur le dessus de la commode, ni par terre, ni sous le divan ou sous la table, pas une seule photo aux murs, pas de miroir, pas de calendrier, rien, et jamais je n’admets que le moindre bout de papier puisse s’exhiber dans la pièce, au sol, sur les murs, au plafond ou sur le mobilier. Ma chambre est impeccable.

J’étais enseignant dans l’école qu’ils ont détruite. J’enseignais les mathématiques, les sciences appliquées, et parfois, surtout vers la fin, la trompette. Ma femme enseignait aussi. Littérature, philosophie, cuisine. Nous avions deux enfants, peut-être trois. Je n’en suis pas absolument certain, puisqu’à son départ, je crois qu’elle n’avait pas eu ses règles depuis deux mois. Elle a peut-être accouché d’un troisième enfant, sans que jamais je ne l’apprenne. À l’époque, nous nous parlions de moins en moins, surtout moi. Je m’extrayais rarement de mon mutisme avec elle, et avec tous les autres. Un jour, je suis rentré et ils n’étaient plus là, elle et les enfants. Pas de note, pas d’assiettes cassées, rien qu’un étourdissant vide. J’ai donc débranché tous les appareils électriques, j’ai fermé toutes les lumières, et je suis sorti pour ne plus jamais revenir. C’est tout ce dont je me souviens. Le reste, je l’ai oublié. Son nom, leurs noms, les mathématiques, mon âge, tout. Un an plus tard, ou deux, ou trois, j’ai trouvé cette chambre, et depuis, je suis là.

Je n’ai pas d’amis, car je ne saurais qu’en faire. Je bois seul. J’ai quand même des connaissances, qui me permettent de gagner un peu d’argent. Le chèque d’aide sociale me suffirait, mais si quelques dollars de plus me permettent de boire quelques litres de plus, pourquoi pas! Au début, je m’asseyais près d’eux sur le banc face à la rivière. Nous n’échangions pas beaucoup. Parfois, des étrangers se joignaient à nous, et certains payaient mes camarades lorsqu’ils leur racontaient leurs vies. Comme j’avais pas mal tout oublié, je ne faisais pas un rond.

Puis j’ai eu cette idée. Une idée géniale en fait. Pendant des mois, et peut-être même pendant des années, comment savoir, j’ai appris l’ordre des lettres de l’alphabet. Par coeur. Simple, mais il fallait y penser. Ainsi, A = 1, B = 2, C = 3, jusqu’à Z = 26. C’est étonnant, mais j’ai réussi à tout retenir. Il suffit de nommer une lettre, n’importe laquelle, et je peux vous dire le chiffre qui y correspond, du tac au tac. Bien sûr, au début, je devais réfléchir quelques secondes avant de répondre. Et parfois, je me trompais. Mais j’ai travaillé, j’ai tellement travaillé, que j’en suis venu à maîtriser ces correspondances comme un second langage. Cela plaît, cela a impressionné mes camarades dès le début. Chaque fois qu’un buveur étranger se joint à nous, ils lui vantent mes talents. Comme ils ont plus d’argent que nous, ils acceptent toujours de payer pour m’entendre. Le jeu est simple: ils trouvent un mot, et sans hésiter, j’épelle en leur donnant les chiffres. Et ils ont beau s’essayer avec les mots les plus compliqués, je réussis à tous coups. Un dollar du mot! Et ils paient, et ils en redemandent. Ces buveurs, on ne les voit que deux ou trois jours par semaine. Ils ont un boulot, ils ont du fric, et ils viennent nous voir comme ils vont au cirque. Le dernier, c’était une sorte de fonctionnaire famélique. Je crois qu’il se plaignait de son boulot, mais comment en être certain. Personne n’y portait la moindre attention, et tant qu’il ne nous importunait pas, nous le laissions faire. Quand les camarades lui ont parlé de mon génie, ça l’a sorti de son monologue. Il m’a dévisagé, pas très poli.

  • T’es nouveau ici?

Je n’ai pas répondu. Qu’il n’ait jamais ouvert les yeux pour m’apercevoir, je le conçois. Ça n’a pas d’importance. Nous existons de façon plutôt approximative, par ici. Je le regardais m’examiner. Il se creusait la tête, grimaçait. Ça durait, ça s’éternisait. Quand il a tapé des mains, je l’avais déjà oublié, j’étais absorbé par les petits bouts de bois qui descendaient la rivière.

  • Papier!

Il m’a touché l’épaule pour me rappeler que nous avions une sorte de conversation, lui et moi.

  • Pardon?
  • Papier!

Ça m’a quand même pris quelques secondes pour comprendre qu’il en était encore au jeu de l’alphabet.

  • 16, 1, 16, 9, 5, 19.

Il a compté sur ses doigts, laborieusement. Puis un grand sourire l’a défiguré. Il m’a tendu son dollar, impressionné. J’ai soupiré.

  • Papier, c’est quand même facile. Tu pourrais te forcer un peu, me lancer un véritable défi.

Le pauvre! Les grimaces ont creusé de plus profonds sillons sur ses joues, j’avais l’impression de le torturer au fer rouge, de lui arracher les ongles un à un. À ses yeux exorbités, on voyait qu’il avait déjà fait trois tours des cent mots de son vocabulaire, sans y dénicher la perle rare. Et puis c’est tombé, il fallait bien que ça vienne. Il a à nouveau tapé des mains, frappé le sol des pieds, et m’a balancé sa trouvaille.

  • Chimérique!
  • 3, 8, 9, 13, 5, 19, 9, 17, 18, 5.

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Michel Michel est l’auteur de Dila

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