Quand je l’ai rencontrée, elle conduisait un petit coupé rouillé, tout petit, mais comme elle était belle! Ça oui! Surtout les genoux. Elle les avait ronds, avec de fines teintes rosées sur les flancs, deux minces rubans qui s’entrelaçaient sous la rotule. J’en étais fou. Et cela, c’était sans compter sa nuque. Une nuque comme en portent les mairesses.
C’était l’hiver quand je l’ai accompagnée pour la première fois dans sa famille. Nous avions conduit pendant deux jours deux nuits, sans arrêt, jusqu’à ce domaine terré aux confins d’une forêt de conifères. Toute l’allée devant le manoir était recouverte d’une épaisse couche de glace. J’avais à peine posé le pied sur la glace, que le frère s’est mis à me lancer des os de porc. Pris par surprise, j’ai trébuché, et je me suis retrouvé sur le cul, à moitié assommé par un tibia reçu en plein front. Pendant ce temps, frère et sœur s’embrassaient, riaient. Je me suis relevé avec peine, patinant, multipliant de grotesques figures involontaires, grand écart, arabesques, cabrioles et le reste. Tant et si bien que, lorsque je suis parvenu près d’eux, ils s’éloignaient déjà vers le porche, bras dessus bras dessous, m’oubliant avec les paquets, les valises, et mes chaussures inadaptées à la patinoire où ils se déplaçaient avec une aisance que je leur enviais.
Je suis tout de même parvenu au manoir, j’ai poussé la porte, posé ma charge, respiré. Personne. J’ai tendu l’oreille, mais il a fallu quelques minutes avant que je ne perçoive des voix, lointaines. Faute de mieux, je me suis engagé dans un long corridor qui menait, j’en étais certain, à une sorte de salon, ou de boudoir, ou de salle à manger. Comment savoir! J’avançais, je progressais prudemment quand est apparu un vieil homme, un personnage si maigre, si gris, si chancelant que j’ai d’abord cru à une blague, à un déguisement. Le grand-père. Sans me saluer, sans se présenter, il m’a tendu une clef de voiture, m’a entraîné dans le garage adjacent, malgré mes protestations polies. Il y avait là une de ces voitures de sport italiennes, je ne me souviens plus de la marque, du modèle, il voulait que je le conduise chez la voisine. J’ai protesté, expliqué que j’accompagnais cette si jolie, sa si jolie filleule, il n’a rien voulu entendre et je me suis retrouvé assis au volant de cette voiture. Mais comment démarrer? Je n’avais alors conduit que des automatiques! Je n’allais tout de même pas risquer d’endommager une voiture de plusieurs centaines de milliers de dollars! Le grand-père s’est énervé, ça l’a vraiment contrarié, il s’est mis à rabâcher d’incompréhensibles paroles au sujet de sa voisine, et j’ai cru comprendre que c’était sa maîtresse, que personne n’en savait rien, mais c’était peut-être aussi autre chose, sa sœur, sa cousine, qu’est-ce que j’en sais!
J’ai quand même fini par me dégager de cette voiture, et je suis entré dans le manoir, bien déterminé à retrouver ma belle, coûte que coûte. J’ai foncé, presque couru, vers les voix, qui maintenant éclataient en rires métalliques. J’ai tourné à gauche, à droite, j’ai ouvert je ne sais combien de portes avant de les retrouver, elle, son frère et une générale en uniforme, sabre à la hanche. La mère! Dès qu’elle m’a aperçu, elle a appelé le majordome, et sans me laisser le temps de la saluer, a brandi son sabre dans ma direction. Ma belle! Ma belle me tournait le dos. Oh ma belle! Je balbutiais, j’appelais, mais elle m’ignorait.
La générale, fort habile, a découpé mon habit de quatre coups de sabre, et je me suis retrouvé tout nu au milieu de la pièce. Elle m’a examiné sous toutes les coutures, m’a même soupesé les testicules avant de conclure que je ne possédais pas le port requis pour déneiger la route qui mène au manoir. J’ai compris qu’elle me prenait pour un autre, un homme à tout faire du village. Tout en tentant, maladroitement, de me couvrir des lambeaux de mes habits, je lui expliquais sa méprise, mais elle a vivement secoué la tête. Jamais, a-t-elle hurlé, jamais je ne pourrais prétendre entrer à son service! À ce point, je n’ai pas jugé bon de préciser que c’est un futur gendre qu’elle avait devant elle, et même si je l’avais voulu, elle ne m’en a pas laissé le temps. Le majordome m’a agrippé par une oreille, qu’il a tordue, et m’a traîné jusqu’à la porte. Un coup de pied au cul, et me voilà sur la glace à nouveau, nu. J’ai protesté, espérant que ma belle ne se montre pour mettre fin à cette plaisanterie. C’est plutôt le majordome qui est reparu pour me lancer mes lambeaux d’habits et m’ordonner de disparaître. Quelle famille! Pourtant, elle! Elle était vraiment belle, et j’aurais tout fait pour elle, mais après deux heures trente-deux minutes à l’extérieur, à attendre qu’on m’ouvre, j’ai bien vu qu’on m’avait oublié.
A bien fallu rebrousser chemin vers la ville, deux nuits, deux jours. Quelques semaines plus tard, j’ai bien tenté de la revoir, mais nulle trace. Disparue. Disparue de son appartement, de son cercle d’amis, disparue même de Facebook, de Google.
Si vous la voyez, vous pouvez me joindre à la galerie où j’expose. Oui, c’est bien moi qui les peins, ces genoux de toutes couleurs, de toutes formes.