Ma vie, celle qui est passée, n’a plus aucun sens depuis cet horrible passage au Musée de la civilisation de V. Il y a trente-sept ans, j’ai vu dans ce musée une cuillère d’argent. Une seule. J’avais demandé pourquoi une seule, une charmante vieille bénévole m’a répondu, mais monsieur, c’est que nous n’avons pas la chance d’en posséder davantage. Au même moment, en ce jour pourtant pluvieux, un rayon de soleil a pénétré par les hautes fenêtres et m’a frappé en plein front. Illumination! Je collectionnerais des cuillères d’argent, et avant de mourir, je les léguerais au musée. On serait heureux de présenter une collection de qualité, et pour me remercier, une salle porterait mon nom. Consécration, éternité. C’était le plan. Le mien. Alors j’ai collectionné, inlassablement, internationalement, intensément, des cuillères d’argent. Pendant trente-sept ans. Maintenant que ma vie tire à sa fin, trois mois au plus, estime le médecin, il était temps de léguer la collection au musée. J’y passe donc ce matin, photos en main, heureux, généreux, et je leur offre tout, gratuitement, humblement. Mille trois cent quarante-deux cuillères, chacune avec les détails précis sur le nom du fabricant, la ville, l’année, la composition, la quantité du même modèle produit, tout quoi! L’œuvre d’une vie. Le directeur y a jeté un coup d’œil, un seul, m’a félicité, bravo, belle collection monsieur, m’a dit qu’il ne pouvait l’acheter, mais je vous la donne, ai-je précisé, il a sourit, mon cher monsieur, nous n’en avons pas besoin, de vos belles cuillères, mais si vous nous rameniez des fourchettes, une belle collection de fourchettes en argent, là je serais preneur! J’ai éclaté en sanglots. Ma vie perdait son sens, rétroactivement. En trois mois, je n’aurais pas le temps de lui donner ce nouveau sens, collectionner des fourchettes! Désespoir, oh désespoir! Comment ai-je pu m’égarer ainsi! Pourtant, des fourchettes, c’est évident! Des fourchettes, bien sûr! Sauf qu’on ne vit pas deux fois.