Je suis arrivé à bord d’un cargo espagnol possédé par des intérêts norvégiens battant pavillon panaméen. Le capitaine, un vieux Mexicain qui ne m’aimait pas parce que ma mère est Guatémaltèque, bien que mon père soit Californien, m’a ordonné de descendre à terre pour lui acheter dix litres de sirop d’érable. Personne, évidemment, ne voulait s’y risquer, car c’est connu, Montréal c’est dangereux, il y a des ours polaires, des loups et même des lions des montagnes. Comme il y a un mont dédié à la couronne, je ne sais laquelle, en plein milieu de la ville, on s’en doute, ça ne rassure personne. Alors m’y voilà, parti en quête du sirop d’érable. Mais où le trouver? Où acheter dix kilos de sirop d’érable? J’avais cinq heures pour trouver la marchandise, et si au bout de cinq heures je n’étais pas revenu, on partirait sans moi, et sans signaler ma disparition. Pas de temps à perdre. Dès que j’ai mis pied à terre, j’ai arrêté un Montréalais, pour lui demander où acheter dix kilos de sirop d’érable. Il n’a rien compris, à cause de mon accent, et d’ailleurs, il m’a dit qu’il n’était pas Montréalais, mais plutôt Saguenéen. Je n’ai pas insisté, il n’avait pas une tête à vouloir plaisanter. C’est là que j’ai aperçu un bureau d’information touristique. Pourquoi pas? Je leur ai demandé où était la fabrique de sirop d’érable. J’ai demandé en français, en anglais et en espagnol. Là, une dame a saisi, je ne sais en quelle langue, et en clignant de l’œil m’a dit, “Granby”. Tout de suite, un gros bonhomme est sorti de derrière un panneau qui annonçait des vacances sur une montagne, avec les ours polaires sans doute, et lui a dit plusieurs mots que je n’ai pas compris. Il semblait passablement contrarié. Peu importe, j’avais mon information. Merci. Voilà, y a plus qu’à me rendre à ce Granby, sans doute une fabrique dans le quartier industriel. Mais où est ce Granby? J’ai marché, d’un pas rapide, on s’entend, jusqu’à une station de métro. Quelle joie, un guichetier était là, j’ai acheté deux billets, aller et retour. Je lui ai demandé, français, anglais, espagnol, “Granby, c’est quelle station?”, il a éclaté de rire, et m’a dit métro Langelier. Merci. Voilà. Je descends donc au métro Langelier, et sur place, il y a une carte. Avenue de Granby, c’est pas loin. J’y suis en cinq minutes. Étonnant. Une rue qui me rappelle les deux ans que j’ai passés à Vladivostok. Que des immeubles pareils, d’un bout à l’autre de la rue. J’ignorais qu’on fabriquait le sirop d’érable là-dedans. Alors là, j’ai eu des doutes. De sérieux doutes. Est-ce que cette production est clandestine? Le sirop d’érable, on en parle, mais est-ce légal? Cette rue ne me disait rien qui vaille. Je me suis dit que c’était sans doute pourquoi on m’a envoyé, moi, en mission. Ma perte serait, avouons-le, pas très grande pour l’équipage. Passerait absolument inaperçue, n’ayons pas peur des mots. Que faire? J’ai baissé la tête, et au premier passant, j’ai chuchoté, en français, anglais et espagnol, “la fabrique de sirop d’érable, c’est où?”, mais il a dû croire que j’étais un flic qui tentait d’infiltrer le milieu. J’ai tenu bon, et je me suis adressé à cinq autres passants. Certains m’ont dévisagé, d’autres m’ont insulté, le dernier s’est sauvé en courant. Quand les flics m’ont arrêté, j’ai tout nié. Au début, la communication était difficile. Puis, une fois au poste, ils ont trouvé un interprète, et ça s’est amélioré. La communication. À mes papiers, ils ont bien vu que je n’étais pas de la place. Ils m’ont soupçonné d’être entré illégalement au pays, d’être un immigrant sans papier. Je leur ai expliqué qu’il n’était pas question que je m’installe à Montréal, à cause des ours polaires, mais j’ai refusé de dénoncer mon capitaine. D’accord, il m’avait envoyé dans la gueule de l’ours, mais si je le dénonçais, qui sait le sort qu’il me réserverait. Alors cinq heures ont passé et j’ai manqué le bateau. J’ai passé les premiers jours en prison, puis on m’a transféré dans un centre de détention. Heureusement, j’avais mes papiers avec moi. Ils ont tout vérifié. Mère, père, chien, chat, mais ils ont oublié le perroquet. Je serai déporté, m’ont-ils annoncé. Mais ils ignoraient quand, et n’avaient d’ailleurs pas l’air de s’en soucier. Moi non plus, à vrai dire. J’étais nourri, je voyais le soleil tous les après-midi, et les murs étaient tellement hauts que je ne craignais pas une attaque d’ours polaire. Neuf mois plus tard, on m’a annoncé qu’on avait trouvé un capitaine qui voulait bien me prendre à bord. Un cargo? Pourquoi pas! J’ai fait celui qui n’avait jamais mis les pieds sur un navire, et me voilà escorté jusqu’à ce fameux cargo. Dès que je l’ai vu, j’ai cru le reconnaître. Même rouille, même drapeau panaméen, et surtout, même capitaine mexicain. Aucun doute, j’étais de retour à bord! Signature de papiers, embarquement, merci merci, adieu, bonne chance avec vos ours polaires. Dès que les agents d’immigration ont tourné le dos, le capitaine m’a décoché une de ces taloches derrière la tête. “Et mon sirop d’érable?” Alors je me suis mis à lui raconter mon aventure, mais il n’a pas écouté deux mots, et m’a ordonné de descendre à la cuisine. Sauf qu’il faut qu’il sache, pour la prochaine fois. Faudra mieux la préparer, la prochaine mission “sirop d’érable”. C’est pourquoi je raconte par écrit, comme ça, il pourra la lire, cette histoire, lorsqu’il en aura le temps.