Au bureau de l’hebdomadaire Mon Village, distribué dans les cinquante-deux foyers de Sainte-Hélène-sur-Vide, on s’affaire à mettre les (nombreuses) touches finales à l’édition qui sortira demain, ou après-demain, ou plus tard. Principe premier du journal, pour que la machine fonctionne: connaître la machine. Cette connaissance commence par un respect absolu de la hiérarchie. Josse est l’homme à tout faire, celui qui écrit les articles, celui qui balaie le soir à la fermeture du bureau, celui qui prépare le café le matin, à l’ouverture.
RACHON: Josse, aujourd’hui, tu nous écriras un article sur l’accident de circulation.
JOSSE: D’accord.
Il n’y a pas eu d’accident de circulation, mais Josse connaît son métier, il le connaît mieux que quiconque, même si parfois il y a des tâches de café sur sa chemise, et de la poussière sur ses chaussures.
RACHON: Josse, tu feras des entrevues avec le policier Gascon, avec la marchande Julion, avec Yvare et Hattila, en tant que témoins.
JOSSE: D’accord.
Avec tout le talent dont il est capable, Josse écrit son article, ma foi fort sensationnel, sur cet accident qui a fait de nombreux blessés graves dont on ignore toujours l’identité, sur cette rue qu’on ne peut nommer en raison de l’enquête, sur la cause de l’accident qui repose sur trois facteurs dramatiques qu’on expliquera ultérieurement. Josse présente son œuvre au correcteur.
MATHRON: Ça ne va pas, ça ne va pas du tout! Laisse-moi corriger, je dois tout revoir avant de donner mon approbation.
JOSSE: D’accord.
Pendant que Mathron corrige, Josse époussette, et comme Mathron n’a pas terminé, Josse nettoie les cuvettes des toilettes des dames, les cuvettes des toilettes des messieurs, et vide le contenu des poubelles dans le grand bac à ordures, derrière, au fond du stationnement.
MATHRON: Voilà. Tu vas écrire “étonnant” au lieu de “surprenant”, et “agent de la paix” au lieu de “policier”.
JOSSE: D’accord.
Maintenant, Josse apporte sa copie à la titreuse, qui a le dernier mot sur les titres.
SOPRONNE: Qu’est-ce que c’est que ce titre! “Un accident grave ébranle Sainte-Hélène-sur-Vide”? C’est nul! Qui t’a appris à pondre des titres semblables! Faut que j’y voie.
JOSSE: D’accord.
Surveillant Sopronne du coin de l’œil, Josse lave les comptoirs, les poignées de porte, et tout ce que touche le personnel du journal. Il désinfecte avec une belle ardeur.
SOPRONNE: Voilà! Quelle chance que le journal m’ait! Voici le titre de ton article: “Un accident grave TROUBLE Sainte-Hélène-sur-Vide”. Il fallait y penser. Heureusement, je suis là pour ça. Je pense. Une véritable machine à penser. Productrice d’idées! Je suis géniale. Encore un titre mémorable. Un titre à impact. Va me changer ça tout de suite!
JOSSE: D’accord.
Josse apporte son article au département de la mise en page, où Naton le lui arrache des mains.
NATON: Trop long! Combien de fois faut-il leur dire! Il y a trois mots de trop. Raccourcis ça, et que ça saute! L’heure de tombée va tomber!
JOSSE: D’accord.
Josse relit l’article et en élimine trois mots. Avant de le rendre à Natron, il doit remettre l’article à Mathron pour qu’il en corrige la nouvelle version abrégée, et il devra consulter Sopronne, au cas où le changement de contenu nécessite une rectification du titre. Josse remonte donc la chaîne de production, une fois, deux fois, trois fois. La machine fonctionne bien, les rouages roulent, la hiérarchie palpite. Josse a eu le temps de laver, récurer, balayer, aspirer, et les locaux du journal sont maintenant impeccables. Le lendemain matin, le journal est publié. Josse le feuillette, mais n’y voit pas son article. Le publiciste avait besoin d’espace pour de nouvelles publicités, aussi son article a-t-il été éliminé. Mais une nouvelle journée commence, le café fume, et de nouvelles aventures attendent Josse.