On ne badine pas avec la question des logements. Dès qu’on laisse le sien sans surveillance plus de deux heures, on risque de le perdre. C’est ainsi. La règle, c’est l’absence de règle. C’est embêtant, puisqu’il faut maintenant compléter sa journée de huit heures de travail en une heure trente. Parfois on y arrive, souvent, on échoue. Alors, c’est la course, on roule à cent cinquante dans une zone de trente, pour ne pas perdre son logement. Un logement est si vite perdu.
Je n’ai pas perdu le mien aujourd’hui. Tant mieux. J’ai préparé un excellent plat de pâtes aux fruits de mer.
Je n’ai toujours pas perdu le mien, même si je m’en suis absenté durant deux heures dix minutes.
Je t’ai pas perdu le mien. Hourra, ma sœur et sa copine me rendront visite ce soir.
J’ai perdu le mien. Pourtant, je ne m’étais absenté que deux heures et deux minutes. Ils sont rapides. Quand je suis arrivé, les employés de la firme transportaient le bloc de mes biens.
Chaque locataire évincé perd tout. Ses meubles, et tous les bidules de la cuisine, et tous les bidules de la salle de bain, et tous les bidules qu’on lit, et les vêtements. Tout, sans exception. Ils en font un bloc, un mètre cube. Granitique. Ils possèdent une de ces étonnantes presses, qui écrase tout en aspirant la moindre parcelle d’humidité. Vos possessions retournent à l’âge de pierre.
Parfois, quand ils ont affaire à des locataires minimalistes, il leur en faut deux, et même trois ou quatre, avant d’obtenir un mètre cube. Ce n’est pas que j’aie beaucoup de meubles, non. Ce sont mes livres. Ils ont peut-être obtenu un extra, en plus de leur mètre cube.
La firme utilise ces blocs granitiques pour construire des tours dans lesquelles ils logent les employés de la firme. Pas nous, jamais.
Nous, nous nous retrouvons ensemble sous le pont. Mais c’est surpeuplé depuis longtemps, alors il y a des rixes, des vols, des meurtres. Il y a aussi un petit groupe, un habitant du sous-pont sur dix, qui s’engage dans le bataillon révolutionnaire. Ils se gonflent les poumons, ils soufflent une chanson, et c’est ainsi que gronde la révolution. Paraît-il. Comme je n’ai plus d’emploi, tous les habitants du sous-pont perdent le leur, je m’ennuie. Je m’engagerai peut-être dans ce bataillon, et nous attaquerons la tour bâtie à même nos blocs.
Même si les autres se moquent de nous.