Monsieur le Maire de T trône sur un fauteuil sculpté à même un séquoia importé clandestinement de l’Île-de-Vancouver, près du bout du monde. À quelques kilomètres à peine. Le fourreur de la ville lui a fourni un magnifique coussin en laine de lama, sur lequel il a depuis longtemps laissé sa marque. Les visiteurs peuvent l’observer, tous les jours, de quatorze à seize heures, gratuitement. Pour les photographies, toutefois, c’est vingt-cinq dollars, cinquante pour un selfie.
TOURISTE: Monsieur le Maire, votre ville est magnifique, même si je n’y ai rien vu d’extraordinaire, et ce spectacle, vous qui pontifiez sur ce trône rustique, je n’y aurais pas cru avant de l’observer, de l’admirer. Mais dites-moi, comment peut-on s’y reconnaître dans vos rues? Comment?
MAIRE: En y errant, ma chère! Errez-y beaucoup, et vous en pénétrerez les secrets.
TOURISTE: J’y ai erré toute la journée hier, et j’y erre depuis ce matin, et j’avoue que je n’ai pu surgir devant vous à l’heure que par hasard! Je me suis perdue plus d’une occasion, et cela m’a coûté une fortune, chaque fois. J’ai dû appeler l’hôtel, qui a dépêché un chasseur.
MAIRE: C’est une excellente nouvelle. Cela fait rouler, excusez le jeu de mot, l’économie locale.
TOURISTE: Je veux bien, et votre petit numéro est pittoresque, certes. Mais nommer toutes les rues Rue de la Paix, ce n’est pas exagéré? Comment s’y retrouver?
MAIRE: C’est un nom de rue que nous aimons, voilà tout.
TOURISTE: Je cherchais le 50 Rue de la Paix. Je sors de l’hôtel, situé au 152 Rue de la Paix. Je prends donc à gauche, et je marche. Les numéros s’arrêtaient à 82. Pourquoi? Je demande à un passant, il m’indique une vague direction, vers la droite. Je tourne, Rue de la Paix encore une fois, mais pas de numéro 50. Un autre passant m’indique une autre direction, et ça n’arrêtait pas. Tout le monde marchait d’un bon pas, l’air de gens qui ont un but précis. Sauf que je les revoyais sans cesse, dans une autre Rue de la Paix, puis une autre, comme si c’étaient des figurants. Sont-ce des figurants? À un moment, j’ai pris une Rue de la Paix plus longue que les autres, j’y ai trottiné pendant une bonne heure, pour finalement me rendre compte que j’étais dans une impasse. Retour à l’intersection entre Rue de la Paix et Rue de la Paix, direction Rue de la Paix. Alors, j’aimerais savoir…
Un des gardiens qui veillent au bon ordre dans la salle d’honneur de la mairie s’approche, prend la touriste par le bras, et poliment, mais avec fermeté, l’entraîne vers la sortie.
GARDIEN: Madame, veuillez circuler. Le public veut photographier, le public veut des selfies.
La touriste n’oppose aucune résistance, et se laisse conduire. Mais avant de quitter la salle, elle se retourne vers le Maire sur son trône, là-bas, qui sourit sous les flashs.
TOURISTE: Et comment je vais sortir de votre ville?