Hôtel de la Concorde, rue de la Concorde, j’ai passé la meilleure des nuits. Mais quels rêves! Je m’étais embarqué à bord d’une goélette, il n’est pas clair si c’était un retour dans le passé ou pas, j’y ai rencontré cette fugitive qui se terrait entre les malles, dans la cale, elle était terrifiée, j’ignore ce qu’elle fuyait, je l’ai nourrie, elle a fini par me faire confiance, je lui ai demandé ce qu’elle fuyait, la police, un mari, elle m’a dit le patriarcat, j’ai dit descendons à la prochaine escale, c’était évidemment une île, dans les rêves, dans les miens du moins, les îles sont toujours florissantes, paisibles, on y est libre même si l’océan nous y emprisonne. Dans l’île, je l’ai perdue de vue pendant plusieurs jours, ou était-ce des mois, des années, je lisais des livres, je m’y plongeais du matin au soir, jusqu’à ce que je découvre que toutes les pages de tous les livres étaient blanches, j’ai pleuré, je crois, parce qu’ensuite, après cette étonnante révélation, il m’a été impossible de lire un seul livre, je n’y arrivais plus, il n’y avait plus rien, j’étais désespéré. Je tournais en rond lorsque ma fugitive a réapparu, elle n’avait pas vieilli, mais j’avais les cheveux gris, elle s’en moquait, elle m’a proposé d’aller vivre avec une bande de babouins, j’hésitais, mais quand une vague poussée par la marée et la tempête a emporté mes livres, j’ai accepté, elle m’a tiré par la main et je flottais dans l’air, je me tortillais comme un foulard, je n’étais plus que cela, un foulard qu’elle tenait au bout de son bras levé. Je me suis réveillé avant d’arriver chez les babouins, que j’avais d’ailleurs oubliés.
Le petit déjeuner à l’Hôtel de la Concorde m’a déçu. Deux tranches de pain blanc, de la confiture, un café allongé à l’américaine, sans goût, à peine chaud. On m’avait indiqué un bistro à proximité, j’y ferais un saut après mon premier rendez-vous.
SERVEUSE: Voulez-vous plus de café, monsieur?
MOI: Non merci, ce sera tout.
SERVEUSE: À la fin, est-ce que la fugitive reste sur l’île, ou s’enfuit-elle encore plus loin?
MOI: Pardon?
SERVEUSE: La fugitive de votre rêve, vous savez?
MOI: Comment…
SERVEUSE: Ça va, laissez tomber.
Gracieuse volte, la serveuse est déjà loin, s’adresse à d’autres clients. Comment peut-elle savoir pour mes rêves? J’ai dû parler dans mon sommeil, elle aura tout entendu. J’éclaircirai cela plus tard, si elle est encore là. J’ai ce rendez-vous, je dois courir, un boucher qui veut réorienter sa carrière vers la diplomatie, je lui expose les étapes, les coûts, les possibilités, il semble entièrement satisfait, je lui serre la main, je m’apprête à sortir dans la rue, mais il me retient par un pan de ma veste.
BOUCHER: À la fin, est-ce que la fugitive reste sur l’île?
MOI: Quoi?
BOUCHER: La fugitive de votre rêve, vous…
MOI: Mais comment savez-vous que…
Une cliente, fort charmante, sourire, air serein, athlétique, pousse la porte de la boutique, le boucher la salue par son prénom, à ce que je comprends, ils font partie du même club de vélo, je m’incline, j’ai tout juste le temps d’arrêter au bistro pour y boire mon premier vrai café de la journée. Je pose mon sac contre une patte de la chaise, mon téléphone sur le guéridon, je dois écrire deux courriels importants, le serveur m’apporte un café, un carré de chocolat, je le remercie, mais il reste planté là, devant moi. Je lève les yeux vers lui, il s’incline.
SERVEUR: À la fin, est-ce que la fugitive reste sur l’île?
MOI: Mais qu’est-ce que vous avez tous à me poser cette question? Comment savez…
SERVEUR: Attendez, je reviens.
Le patron, derrière le bar, l’appelle. Je bois mon café, et j’attends son retour. Sauf qu’il court à gauche, à droite, et je dois déjà partir pour mon prochain rendez-vous.