J’ai accompagné mon ami Raoul dans sa famille, il ne voulait pas y aller seul, longue route de nuit, lassitude, ennui, j’ai fini par accepter parce que j’ai trop bon coeur, une faiblesse je sais, une malformation congénitale. Nous sommes arrivés à une vaste villa, présentations, sourires entendus, d’eux seuls, j’ai maudit mon irrésolution et tout de suite je me suis mis à chercher un prétexte pour partir, une urgence, un appel, n’importe quoi pour ne pas passer le week-end dans cette famille. Rien ne m’est venu, j’ai la pensée lente, mes idées de génies jaillissent toujours après-coup, hélas. Sans crier gare, ils se sont mis à me compter les os. Tous, sauf mon ami (qui était visiblement gêné, pas surpris, car je voyais bien à son regard soudain fuyant qu’il s’attendait à ça et même, qu’il savait qu’inévitablement ça se produirait et qui malgré tout n’avait pas jugé bon de m’aviser, estimant sans doute, avec raison, que j’aurais refusé de le suivre, ni troublé, c’est-à-dire que s’il ne savait pas quelle contenance prendre, le malaise, léger, s’arrêtait là, rien en lui ne se révoltait contre le sort qu’on me faisait et qui était, je le devinais à la métamorphose rapide survenue dans son comportement, une chose entendue, pas nécessairement normale, il ne devait pas penser en ces termes, mais usuelle), s’y sont mis, le père, la mère, la soeur, le frère, la tante, la cousine et les cousins, jeunes jumeaux qui s’agitaient beaucoup. J’ai vite compris que le rite, c’est le seul nom que je puisse donner à cette pratique incongrue, était connu de tous, que chacun savait le rôle qui lui revenait et qu’il le jouait à merveille. Dès que je me suis débattu, le père et le frère m’ont maîtrisé, et la tante m’a injecté une sorte d’anesthésique qui m’a engourdi sans m’endormir, et ils s’en sont donné à coeur joie. Toutes ces mains qui me tâtaient, qui comptaient, qui faisaient l’inventaire de mon squelette. Le lendemain matin j’avais une gueule de bois, mon ami m’a dit que j’avais beaucoup bu, mais je savais que je n’avais pas avalé une goutte d’alcool, c’était leur satanée drogue, mais il a nié, il a nié tout ce que j’ai raconté, la piqûre, l’énumération de mes os, sa complaisance. J’ai ramassé mon sac et j’ai quitté la villa sans me retourner. Évidemment j’ai raconté cette pénible aventure, ne serait-ce que pour éviter à d’autres une excentricité semblable, mais on ne m’a pas cru, au contraire on m’a plutôt prié de modérer mes accusations qui, me répétait-on, prenaient de plus en plus l’air d’un libelle diffamatoire, si bien que devant mon obstination un à un tous mes amis m’ont abandonné.
J’étais seul, démoralisé depuis quelques semaines, quand Raoul m’a à nouveau invité à l’accompagner dans sa famille.