SATURNIN: J’aime cette nouvelle coiffure. Elle me donne un air déterminé, vainqueur. Ne crois-tu pas?
GONTRAN: Bien sûr. Plus de quatre cents chevaux-vapeur.
SATURNIN: Pardon?
GONTRAN: Ma voiture. Je l’ai reçue la semaine dernière. Si tu voyais comme les gens me regardent sur le boulevard de l’Océan.
SATURNIN: Je ne comprends pas pourquoi, pourquoi Aloysia est amoureuse de moi. Elle m’écrit des poèmes, elle assure que j’ai ramené le calme dans une vie qui se perdait dans un tourbillon de catastrophes. Depuis moi, elle a retrouvé la plénitude, elle redécouvre son être, sa sensibilité profonde et l’essence de ses aspirations, qu’elle avait enfermés dans un cachot perdu dans les dédales ténébreux de ses faiblesses.
GONTRAN: Impressionnant. Crois-tu qu’elle serait séduite par ma voiture? Sièges baquets, décapotable, rouge.
SATURNIN: Comment savoir? Pourtant je n’ai rien fait pour lui inspirer confiance. Dès le début, je l’ai trouvée ennuyeuse. Mais comment ne pas sauter sur l’occasion? Une femme avec de rondes fesses jaunes, de rondes joues bleues, de rondes bouclettes rouges, ça rehausse l’homme en société, ça le catapulte! Une femme comme ça, ça ne se refuse pas.
GONTRAN: Jamais. L’homme ne conspue pas la perle qui porte son progrès. Je la conduirai où elle voudra, et la musique des huit cylindres la séduira.
SATURNIN: Comme ma voix. Facile. Je lui parle du sentier qui mène au bonheur, ouvert à chacun, démocratique, du choix face au malheur, se laisser submerger ou s’en détacher et l’aborder avec compassion et sérénité. Je lui parle de tout ça, et d’une foule d’autres balivernes.
GONTRAN: Le bonheur est chose si simple. Cette voiture, par exemple. Suffit de la commander, d’attendre, de l’obtenir.
SATURNIN: Oui. Pourtant, je ne veux ni d’une voiture ni d’une femme. Mais une ronde fesse jaune! Une ronde joue bleue! Une ronde bouclette rouge!
GONTRAN: Cela se mariera parfaitement au design de ma voiture. Étonnant, non?
SATURNIN: Avec elle, je l’ai remarqué dans les yeux des gens qui comptent, je suis un homme majoré. Cela ouvre des portes, à commencer, ironiquement, par celles de ces dames. Avec elle, je séduis. Impossible de m’en défaire.
GONTRAN: Tu es un homme sagace. Nous sommes des hommes sagaces. Brillants. Clairvoyants.
SATURNIN: Spirituels.
GONTRAN: Profonds.