On peut tout en tout pour tout avec tous

De l’extérieur, l’édifice ne paye pas de mine. C’est un ancien centre commercial, il a connu son heure de gloire dans les années 90 et 2000, mais depuis une dizaine d’années, il était abandonné, à vendre, à détruire, à oublier. Personne n’en voulait, qui aurait investi dans une ville où les habitants fuient par milliers année après année? Jusqu’à ce que la société Ducharme n’obtienne l’édifice pour une bouchée de pain. Rénovations mineures, un mois plus tard une affiche indiquait: OUVERT.

Qu’est-ce qui était ouvert, nous l’avons longtemps ignoré. Pourtant, il y avait de plus en plus de voitures dans le stationnement. Le jour, le soir, les week-ends. Nous avons bien tenté, quelques-uns d’entre nous, d’y entrer. Impossible. Pas sans invitation. Ceux qui habitent dans cette ville ont beaucoup de temps libre, aussi nous nous sommes mis à observer. Les élus qui pénétraient dans la bâtisse étaient tous de l’extérieur de la ville. Ils en ressortaient avec un petit sac en toile sur lequel était imprimée une silhouette d’oiseau en vol.

Je me suis renseigné, j’ai fait enquête. Pour obtenir une invitation, il faut s’abonner à un groupe qui existe essentiellement en ligne. “Ducharme Durable”. Tout en ligne est gratuit. Vidéos, photos, pensées quotidiennes, et des tonnes de visages souriants. De jolis visages souriants. Je me suis abonné, j’y suis entré, on m’a aspiré. On m’a d’abord vendu un livre électronique. Une sorte de condensé des pensées quotidiennes, quelques paragraphes de plus, beaucoup de photos. Tout ça dit que chacun d’entre nous peut tout. Tout. Finalement, après avoir acheté le livre, un t-shirt, une tasse, des stylos, on m’a invité à une retraite “d’éclosion”. Nous étions en quelque sorte, dans la logique de cette société, des jaunes d’œufs qui avaient besoin d’être couvés. Le centre commercial leur servait, justement, de géante couveuse.

Me voilà inscrit. Premier de notre ville à pénétrer à l’intérieur. Dès le seuil franchi, on exige dix mille dollars. J’ai emprunté l’argent de trois sources différentes. Dix mille, je me disais, c’est pas si mal si je peux tout à la sortie.

Ils ont transformé les anciennes boutiques en centres de consultation. Il doit y en avoir une cinquantaine. J’entre donc dans la première, où on me répète que je peux tout, qu’il suffit de vouloir. Je leur explique que je veux  être président. Le type à qui j’ai avoué mon rêve a coché rapidement une dizaine de cases sur son écran, et m’a gentiment prié de me rendre à la “station” numéro sept. C’était l’ancienne boutique de sous-vêtements. Une fois là, une jolie dame me redemande mon rêve, je répète que je veux être président, que je le veux vraiment vraiment. Vraiment. Elle hoche la tête, sort de sous un comptoir un petit sac de toile, un de ces sacs avec la silhouette d’oiseau que j’avais souvent vu sortir du centre commercial. Le sac était vide. Elle me donne une carte et me pousse dans le couloir. Sur la carte est inscrit “station treize”.

Je ne suis pas superstitieux. Station treize, une gamine, une sorte d’adolescente délurée ou de jeune adulte retardée, mâche un chewing-gum, me regarde en disant, “ouais, un autre président?”. Cette station est installée dans l’ancien restaurant indien. Je fais oui de la tête, ne sachant pas trop si elle m’interroge ou si elle constate. Après quelques minutes le nez plongé dans son écran, elle me dit, “à part président, je veux dire, à part ça, dans la vraie vie, qu’est-ce qui vous appelle?”. J’avoue que rien d’autre ne m’appelle, ne m’a jamais appelé, que c’est sans doute pourquoi je n’ai jamais travaillé. Elle fait “hum”, je fais “ha”, et plusieurs autres minutes s’écoulent. Quand elle relève les yeux sur moi, elle prend un air sévère. “Maintenant, revenons sur terre. Des candidats à la présidence, nous en avons cinquante-deux mille trois cent quarante-quatre. Cinquante-deux mille trois cent quarante-quatre pour un poste. Vous vous rendez compte? On peut tout, mais tout ne peut pas être tout puisque tous ne sont pas un et un n’est pas ce que tous veulent comme tout, vous me suivez? Peu importe. Choisissez autre chose. Quelque chose que vous pourrez atteindre dans cette vie.” Je suis abasourdi. Au fond, je comprends qu’elle a raison. Nous ne pouvons pas tous devenir président. Alors, je suggère “vice-président”, mais elle grogne, je dis “secrétaire d’État”, elle grommelle, après une dizaine de suggestions, je finis par laisser tomber, “maire”. Elle lève les yeux au ciel et jette un stylo dans mon sac.

Me voilà de retour dans le couloir. Des dizaines de personnes se croisent, leur petit sac à dessin d’oiseau à la main. J’en salue quelques-unes, mais aucune ne me répond. Entre jaunes d’oeuf, pas de solidarité.

Sur mon stylo, il y a inscrit “station vingt-deux”. Je m’y dirige, l’esprit léger, car le poste de maire, même s’il n’a pas le prestige du poste de président, c’est quand même quelque chose. Je vois la tête des copains quand ils se rendront compte!

Station vingt-deux, je reconnais tout de suite l’ancienne boutique de CD, j’y allais souvent lorsque j’étais étudiant. Un vieil homme bien mis, grisâtre, lis sur son écran ce qui, je le présume, est mon dossier. Après un bon vingt minutes, il lève les yeux sur moi. “Alors?”. Je lui réponds, “alors?”. Il me demande quel est mon nouveau rêve. “Maire”, je lui réponds, sans plus de détail. Je n’en ai aucun. Aucun détail. C’est un rêve trop neuf. “Je veux être maire depuis si peu.” Le vieil homme fronce des sourcils, lis encore pendant de longues minutes sur l’écran de son ordinateur. À la fin, avec un effort visiblement douloureux, il sourit. “Il y a trop de maires, choisissez autre chose”. Étonné, je veux protester, je lui explique que j’ai quand même abandonné le poste de président pour… Il ne veut rien entendre. “Nous pouvons tout, mais tout n’est pas l’entièreté de l’existence”, et autres phrases que je n’écoute pas. Je commence à penser à mon emprunt de dix-mille dollars. Comment le rembourser, si je ne peux pas même être maire. Je suggère directeur des finances, puis surintendant, puis simple conseiller, puis commis au service aux citoyens. Je me ramasse avec un nouveau rêve, réceptionniste à l’hôtel de ville. Au moins, je me console, j’aurai un salaire.

Le vieux grincheux secoue violemment la tête. Je crois qu’il en brisera toutes les attaches, tellement ça craque les os et la vieille chair. Il fourre un carnet de notes dans mon sac, en vitesse, et me pousse à l’extérieur.

Je connais le jeu. J’ouvre le carnet de notes, “station quarante-quatre”. J’approche de la fin. J’y cours, pour en finir au plus vite. Là, une sorte de grand-mère souriante, douce, prévenante, m’ouvre la porte de l’ancienne animalerie. Ici, pas d’ordinateur. Que des gestes doux, des sofas moelleux, des paroles rassurantes. Elle me pose des questions sur ma ville, sur mes parents, mes amis, elle comprend tout, elle aime tout, j’ai vraiment l’impression de retrouver, enfin, la chaleur humaine. Quand je lui parle de mon nouveau rêve, devenir réceptionniste à l’hôtel de ville, elle me dit d’oublier ça, que ce qui importe, c’est trouver la plénitude totale dans l’unicité de chaque seconde. Je ne suis pas trop certain de ce qu’elle baragouine, mais sa voix, ses caresses, devant tout ça, je ne peux que m’incliner. Je verse même quelques larmes, ému plus que je ne le veux. En me reconduisant à la porte, elle glisse un petit paquet de bonbons dans mon sac.

J’erre longtemps dans le couloir avant de regarder le paquet de bonbons. J’ai eu beau chercher, il n’y a aucune indication. Quelle est la prochaine station? Après avoir mangé tous les bonbons, je découvre, à l’intérieur du sac, un petit papier rose plié en quatre. D’un côté, c’est écrit “bonne chance”, et de l’autre, une heure, une date, une adresse.

Finalement, je quitte, à regret, l’ancien centre commercial. Le lendemain, je me présente à ce qui ressemble à un rendez-vous. C’est dans une bâtisse anonyme, au fond d’un corridor au troisième étage. Un fonctionnaire bien mis m’accueille comme si j’étais le président. “Bonjour monsieur. Monsieur veut-il, Monsieur désire-t-il, Monsieur, Monsieur, Monsieur.” Il m’explique qu’il est le bras droit du fondateur de Ducharme Durable, qu’il est chargé de m’annoncer que j’ai été sélectionné. Champagne, petits fours, on nous sert pendant que nous devisons de la pluie et du beau temps, je n’en crois pas mes yeux. Sélectionné! Après le champagne, il m’expose les détails, quelques détails insignifiants, mais n’est-ce pas Monsieur, il y a toujours, c’est ainsi, nous devons, et me voilà à signer un contrat sur du papier épais, du papier de qualité, on le voit. Maintenant, je serai “mentor senior” chez Ducharme Durable, j’aurai ma propre station au centre commercial, on m’installera dans l’ancienne quincaillerie. Je suis honoré, ses poignées de main, ses regards de confiance, il me vouvoie, je sens mes poumons gonfler. J’entrerai en fonction la semaine prochaine, après avoir versé une contribution conviviale de vingt mille dollars.

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