Boris entre à la librairie du square des Trois-Ruisseaux. C’est samedi matin. Boris porte un corduroy, un pull bleu nuit, des mocassins.
BORIS: Tiens, on en vend encore!
Il tourne un carrousel bien garni de cartes postales, comme jadis, au temps où les gens s’écrivaient encore. Excité par sa découverte, il en choisit une vingtaine, qu’il s’apprête à payer.
BORIS: Je ne connais pas autant de gens! C’est ridicule.
Il se raisonne, et remet les cartes postales sur le carrousel. Il en garde cependant une, qui représente le square des Trois-Ruisseaux, au milieu duquel, sur un banc blanc, une dame au large chapeau garni de fleurs et de papillons, lit un livre.
BORIS: Je l’enverrai à Nina.
Muni de sa carte, sourire ravi, Boris s’avance jusqu’au comptoir. Sur le carrousel, on indique que les cartes postales se vendent un dollar.
Il n’y a personne derrière le comptoir. Boris attend, car Boris est patient. Il l’a toujours été, il l’est partout, dans le trafic, au boulot, avec ses voisins. Personne ne vient.
Faute de mieux, Boris vérifie dans toutes les allées de la librairie, il ose même ouvrir la porte des wc, en vain. Nulle trace du libraire, nulle trace du moindre commis.
BORIS: Il y a quelqu’un?
Boris répète sa question, en haussant le ton à chaque fois. On ne lui répond pas. Comme il s’agit d’un cas de force majeure, il pousse la porte de l’arrière boutique, seul endroit où il n’a pas mis le nez. Personne. L’espace, vaste et propre, est vide.
Troublé, Boris revient au comptoir, sort deux dollars de son porte-monnaie, les pose près de la caisse enregistreuse. Sur un bout de papier, il écrit pour une carte postale, il n’y avait personne dans la librairie, Boris.
Boris part avec sa carte postale, s’arrête dans un café, écrit quelques mots à Nina, dessine une fleur, sort et la poste.
Sitôt rentré chez lui, il n’a pas le temps d’enlever ses mocassins qu’on frappe à la porte. La police.
BORIS: Je peux vous aider?
Deux policiers lui passent les menottes, lui lisent ses droits constitutionnels, ses droits personnels, ses droits criminels et compassionnels, et le poussent dans un fourgon cellulaire.
Le fourgon roule toute la nuit. Au petit matin, c’est un Boris endormi que de nouveaux policiers escortent jusqu’à une prison à sécurité maximum, qui ressemble à un château hollandais du XVIIIe siècle. Émerveillé, Boris oublie qu’il est entre les mains de la Justice.
Son oubli est de courte durée. Dès qu’il est poussé dans la salle d’interrogation, il comprend que sa situation est précaire.
Un inspecteur lui caresse les cheveux, pendant que l’autre lui frappe les cuisses de sa matraque en béton armé recouverte d’un plastique très dur, rose. Tous deux répètent le même mot, pendant cinq heures, avoue, sur différents tons, parfois même en imitant des bruits d’animaux.
Boris veut avouer. Mais il ignore ce qu’ils aimeraient qu’il avoue. Chaque fois qu’il pose la question, on lui répète, avoue, sans autres explications.
Alors Boris se recueille, et décide de tout avouer, comme les gens faisaient il y a quelques siècles, à la confesse.
BORIS: J’ai brûlé un feu rouge mais il était quatre heures du matin et il n’y avait pas une voiture et je me rendais aux urgences avec maman qui avait un malaise, j’ai roulé à soixante-cinq dans une zone de soixante, je n’ai pas déclaré à l’impôt cent dollars que j’ai gagné au bingo, je n’ai pas dit à Nina que j’étais vierge, j’ai dit à mon propriétaire que j’aimais son chat alors que c’est faux parce que son chat est affreux il a la face plate et il s’appelle Roger, j’ai dit au marchand d’aspirateurs que je n’avais pas besoin d’aspirateurs alors que j’en ai besoin mais je n’ai tout simplement pas les moyens de m’en payer un, à trois reprises j’ai quitté le travail quinze minutes plus tôt au cours de la dernière année, je ne mange jamais d’épinards même si je dis le contraire à maman.
Pour toute réponse, les inspecteurs ont, le premier, chantonné, avoue, le deuxième, hurlé, avoue.
Boris a avoué qu’il ne savait plus ce qu’il devait avouer.
Vingt-neuf jours plus tard, on a sorti Boris de sa cellule pour le conduire devant le juge.
JUGE: Alors, vous refusez d’avouer.
BORIS: Au contraire, j’avoue tout!
JUGE: Très bien. Avouez dans les normes.
Boris, incertain, a repris ses aveux pour le feu rouge brûlé, l’excès de vitesse, tous ses aveux, jusqu’aux épinards. Imperturbable, le juge a tout noté, jusqu’à la fin. Boris a bien cru que cette fois, ça y était, son cas serait réglé une fois pour toute, il pourrait reprendre sa vie, revoir Nina, à qui il n’avait pu donner de ses nouvelles depuis vingt-neuf jours.
Sauf qu’il était loin d’être au bout de ses surprises.
JUGE: Vous vous êtes moqué de la Cour. Ce sont, Monsieur, des outrages au Tribunal dont vous venez de vous rendre coupable. Chaque faux aveu est un outrage, et pour chaque outrage, vous êtes condamné à un an de détention. Laissez-moi calculer. Voilà. Nous en sommes à huit années. Maintenant, venons-en au principal chef d’accusation. Donc, Monsieur, vous refusez d’avouer. Ce refus de coopérer avec la Justice constituera un facteur aggravant lorsque je déterminerai votre peine.
Le juge se mit à lire une pile de documents, qui au total devaient contenir au moins neuf cent quatre-vingt-dix-sept pages. La lecture a duré trois jours. Boris s’était alternativement endormi, réveillé, endormi, réveillé. Finalement, le juge a relevé le front, a longuement considéré Boris, a grimacé.
JUGE: Résumons. Vous vous êtes accaparé d’une carte postale. Voilà le cœur du délit.
BORIS: Le cœur?
JUGE: Le cœur.
BORIS: J’ai pourtant laissé deux dollars pour une carte postale qui en valait un. Cela est suffisant pour payer les taxes et autres frais. Peut-être n’a-t-on pas trouvé les deux dollars? Je puis en donner deux autres, et même davantage.
JUGE: Outrage au tribunal! Un an de plus.
BORIS: Monsieur le juge!
JUGE: Vous avez subtilisé une carte postale, ce qui est un crime en soi, mais surtout, vous vous êtes frauduleusement emparé de la photographie de Madame de La Mauricie. Ce crime est du même ordre que si vous l’aviez torturée de vos mains, ou si vous lui aviez volé son imagination. Monsieur, vous savez que la loi interdit d’acheter des photographies où est représentée Madame de La Mauricie.
BORIS: Mais on les vend!
JUGE: On a le droit de les vendre, insolent, mais il est strictement interdit de les acheter! Vous vous êtes infiltré dans la librairie au moment où le libraire était sorti pour commettre votre crime.
BORIS: Si j’avais su, j’en aurais choisi une autre. J’ai pourtant attendu le libraire. Il m’aurait avisé que je ne pouvais pas acheter cette carte-là, et nous n’en serions pas là.
Le juge, rouge de colère, frappe son bureau du poing.
JUGE: Vous bafouez la loi! Outrage au tribunal! Un an de plus! Vous savez bien que le libraire vous l’aurait vendue, puisqu’il en a le droit! Effronté! Il vous l’aurait vendue, mais vous, Monsieur, vous n’aviez, n’avez, n’aurez, pas le droit de l’acheter. Ce refus d’admettre votre responsabilité constituera un second facteur aggravant.
BORIS: Je vous la rendrais, la carte, mais je l’ai déjà postée.
JUGE: Taisez-vous! Laissez-moi calculer votre sentence.
Le juge griffonne des chiffres sur une feuille à en-tête de la Justice. Il additionne, multiplie, divise, soustrait, multiplie à nouveau. En sueur, il lève la main.
JUGE: Monsieur, levez-vous.
Boris, faible, étourdi, se lève. Il ne peut réfréner un tremblement dans la jambe gauche.
JUGE: Vous êtes coupable d’achat d’une photographie de Madame de La Mauricie. Dix ans de pénitencier fermes. Deux facteurs aggravants. Cinq ans. Dix outrages. Dix ans. Total: vingt-cinq ans. Est-ce que le condamné veut s’adresser à la Cour, avant d’entamer son lent pourrissement dans notre geôle nationale?
Boris, toujours debout, mais avec grand peine, relève la tête.
BORIS: Pouvez-vous dire à Nina que je l’aime, mais dites-lui de ne pas m’attendre, parce que dans vingt-cinq ans, je serai tout ridé, et comme son voisin lui a déjà fait deux ou trois bébés, aussi bien continuer.