Il m’aurait fallu dix bras pour transporter tout ce que madame la marquise voulait apporter. Je lui ai fait valoir que là où elle nous entraînait, nous n’aurions besoin de rien, elle encore moins que nous tous. Évidemment, elle n’a rien voulu entendre, et je me suis retrouvé à marcher pendant des dizaines et des dizaines de kilomètres, les bras chargés de livres, de poudres, d’huiles essentielles, et bien qu’il y ait eu des pertes, lorsque nous sommes enfin arrivés à Montréal, j’avais encore un fardeau considérable, suffisant, je croyais, pour la satisfaire. J’ignore où j’avais pêché cet optimisme, elle était en furie, elle m’a presque achevé à force de me fouetter, de me botter le derrière et les côtes, j’ai roulé jusqu’au port, j’ai failli me noyer dans le fleuve qui ce matin-là était furieux. Je ne dois la vie qu’à ce petit pêcheur, il ne faisait pas plus d’un mètre cinquante, il m’a versé du café, j’ai dû écouter le récit de sa vie, mais comme à la fin je dormais, il m’a vendu à un pirate texan qui ne m’a pas raconté sa vie. Nous doublions le cap Horn lorsque je me suis réveillé, comment peut-on dormir si longtemps, un des brigands m’a plaqué un automatique dans les mains, je ne savais pas m’en servir, je ne voulais pas me tirer dans les pieds, mais je n’ai pas eu à réfléchir davantage, nous abordions un immense cargo, ce qu’il contenait je l’ignorais, j’ai crié avec les autres, une pétarade, des cris, des jurons, quand les pirates se sont retirés avec leur butin, ils m’ont laissé derrière. Heureusement que je m’accrochais à mon arme automatique, les autres m’auraient jeté par-dessus bord, il n’y avait pas mille solutions, j’ai pris un otage, sauté dans une embarcation de sauvetage, et c’est un miracle si nous avons pu gagner Ushuaïa. L’otage a bien voulu me dénoncer aux autorités locales, mais j’avais disparu, je m’étais fondu dans la population locale, j’y ai vécu heureux pendant quelques semaines avant de gagner la Patagonie, terre de mes rêves, d’où j’ai appelé la marquise, qui a tout de suite sauté dans un avion pour m’y rejoindre. Je craignais ces retrouvailles, mais elle a été aux petits soins avec moi, beaucoup de remords m’assurait-elle, elle voulait acheter un château près de Carcassonne. Elle n’en avait pas les moyens, je le savais mieux qu’elle, mais lassé de la steppe patagonienne, je l’ai suivie, après m’être assuré qu’elle ne traînait plus son fouet, ses bâtons, et dès notre premier jour à Carcassonne, on nous a pris pour des touristes, puis des fous, nous n’avons pas eu de château, cela va de soi, pas même une modeste villa, à peine une chambre d’hôtel à peu près décente. C’est alors que la marquise a voulu que je lui trouve un mari. Je lui ai expliqué que c’était peine perdue, que même moi, porteur et souffre-douleur, je ne voudrais pas d’elle, rien n’a pu la convaincre, et pendant treize années, j’ai parcouru le Languedoc à la recherche d’un héritier, au mieux, ou d’un parvenu, au pire, qui voudrait bien accepter l’honneur d’épouser madame la marquise. Devant mes insuccès répétés, la marquise s’est remise à me rouer de coups, et quand je me suis retrouvé dans l’Aude, elle a cru que j’avais péri, ce qui l’a décidé à partir, pour terminer ses jours seule, à Reykjavik. Mais je n’étais pas mort. J’ai vite couru jusqu’à Avranches, où une pancréatite m’a terrassé. Le séjour à l’hôpital m’a plu, j’ai épousé une sublime infirmière, avec qui j’ai eu je ne sais plus combien d’enfants. J’ignore ce qu’est devenue la marquise, et à vrai dire, je ne m’en soucie pas. Tous les ans, nous passons un mois en Patagonie, où nous avons une petite maison.
La marquise
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